Dialogues des morts/Dialogue 49

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 336-339).


XLIX

CALIGULA ET NÉRON


Dangers du pouvoir absolu dans un souverain qui a la tête faible


Caligula. — Je suis ravi de te voir : tu es une rareté. On a voulu me donner de la jalousie contre toi, en m’assurant que tu m’as surpassé en prodiges ; mais je n’en crois rien.

Néron. — Belle comparaison ! tu étais un fou. Pour moi, je me suis joué des hommes, et je leur ai fait voir des choses qu’ils n’avaient jamais vues. J’ai fait périr ma mère, ma femme, mon gouverneur, mon précepteur ; j’ai brûlé ma patrie. Voilà des coups d’un grand courage qui s’élève au-dessus de la faiblesse humaine. Le vulgaire appelle cela cruauté ; moi je l’appelle mépris de la nature entière et grandeur d’âme.

Caligula. — Tu fais le fanfaron. As-tu étouffé comme moi ton père mourant ? as-tu caressé comme moi ta femme, en lui disant : « Jolie petite tête, que je ferai couper quand il me plaira ! »

Néron. — Tout cela n’est que gentillesse : pour moi, je n’avance rien qui ne soit solide. Hé ! vraiment, j’avais oublié un des beaux endroits de ma vie ; c’est d’avoir fait mourir mon frère Britannicus.

Caligula. — C’est quelque chose, je l’avoue. Sans doute, tu l’as fait pour imiter la vertu du grand fondateur de Rome, qui, pour le bien public, n’épargna pas même le sang de son frère. Mais tu n’étais qu’un musicien.

Néron. — Pour toi, tu avais des prétentions plus hautes ; tu voulais être dieu et massacrer tous ceux qui en auraient douté.

Caligula. — Pourquoi non ? pouvait-on mieux employer la vie des hommes que de la sacrifier à ma divinité ? C’étaient autant de victimes immolées sur mes autels.

Néron. — Je ne donnais pas dans de telles visions ; mais j’étais le plus grand musicien et le comédien le plus parfait de l’empire : j’étais même bon poète.

Caligula. — Du moins tu le croyais, mais les autres n’en croyaient rien ; on se moquait de ta voix et de tes vers.

Néron. — On ne s’en moquait pas impunément. Lucain se repentit d’avoir voulu me surpasser.

Caligula. — Voilà un bel honneur pour un empereur romain que de monter sur le théâtre comme un bouffon, d’être jaloux des poètes et de s’attirer la dérision publique !

Néron. — C’est le voyage que je fis dans la Grèce qui m’échauffa la cervelle sur le théâtre et sur toutes les représentations.

Caligula. — Tu devais demeurer en Grèce pour y gagner ta vie en comédien, et laisser faire un autre empereur à Rome, qui en soutînt mieux la majesté.

Néron. — N’avais-je pas ma maison dorée, qui devait être plus grande que les plus grandes villes ? Oui-da, je m’entendais en magnificence.

Caligula. — Si on l’eût achevée, cette maison, il aurait fallu que les Romains fussent allés loger hors de Rome. Cette maison était proportionnée au colosse qui te représentait, et non pas à toi, qui n’étais pas plus grand qu’un autre homme.

Néron. — C’est que je visais au grand.

Caligula. — Non ; tu visais au gigantesque et au monstrueux. Mais tous ces beaux desseins furent renversés par Vindex.

Néron. — Et les tiens par Chéréas, comme tu allais au théâtre.

Caligula. — À n’en point mentir, nous fîmes tous deux une fin assez malheureuse et dans la fleur de notre jeunesse.

Néron. — Il faut dire la vérité ; peu de gens étaient intéressés à faire des vœux pour nous et à nous souhaiter une longue vie. On passe mal son temps à se croire toujours entre des poignards.

Caligula. — De la manière que tu en parles, tu ferais croire que si tu retournais au monde, tu changerais de vie.

Néron. — Point du tout, je ne pourrais gagner sur moi de me modérer. Vois-tu bien, mon pauvre ami (et tu l’as senti aussi bien que moi), c’est une étrange chose que de pouvoir tout. Quand on a la tête un peu faible, elle tourne bien vite dans cette puissance sans bornes. Tel serait sage dans une condition médiocre, qui devient fou quand il est le maître du monde.

Caligula. — Cette folie serait bien jolie si elle n’avait rien à craindre ; mais les conjurations, les troubles, les remords, les embarras d’un grand empire gâtent le métier. D’ailleurs la comédie est courte ; ou plutôt c’est une horrible tragédie qui finit tout à coup. Il faut venir compter ici avec ces trois vieillards chagrins et sévères, qui n’entendent point raillerie et qui punissent comme des scélérats ceux qui se faisaient adorer sur la terre. Je vois venir Domitien, Commode, Caracalla et Héliogabale, chargés de chaînes, qui vont passer leur temps aussi mal que nous.