Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Les Arts et le Commerce

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Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume II (p. 1-7).
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LES ARTS
ET LE COMMERCE[1].

La futilité des arts et l’utilité du commerce sont devenus mots banals dans le monde. Bien des gens n’estiment, en effet, une étoffe qu’à la longueur, une chose qu’à son poids et une couleur qu’à son éclat, et font plus de cas en eux-mêmes d’une balle de coton que de toutes les tragédies possibles ; ils diraient bien comme Malebranche en voyant Athalie : « Qu’est-ce que cela prouve ? »

Ceux-là ne voient, en effet, dans l’art qu’un passe-temps après dîner, une récréation qui égaie, un jeu qui délasse, et considèrent les spectacles comme la meilleure invention de la police pour pincer les masses en lieu sûr ; ces gens-là, sans doute, regardent la marchandise, la denrée, le bois, le cuivre comme les premières choses d’ici-bas, et quant à la pensée pure, libre, indépendante, quant au génie créateur et grandiose, quant à la poésie, à la morale, aux beaux-arts, chimères ! fantaisies ! futilité ! diront-ils. Honneur, selon eux, à la machine qui crie, au rouleau qui tourne, à la vapeur qui remue ! honneur à l’indigo, au savon, au sucre, au navire qui transporte tout cela, à celui qui l’exploite et calcule, s’enrichit, à celui qui achète et qui vend ! Mais Homère, mais Virgile, mais Shakespeare, qu’est-ce que cela prouve ? Corneille, Racine, qu’est-ce que cela prouve ? Se nourrit-on avec des vers, s’habille-t-on avec des peintures, mange-t-on des statues ? Raphaël et Michel-Ange, qu’est-ce que cela prouve ? Citez-moi des noms qui ont servi au genre humain, ceux de Pitt et de Jacquart, mais vos poètes, vos artistes, rêveurs vaniteux qui meurent de faim et demandent des statues !

Ah ! insensés ! est-ce que l’âme aussi n’a pas ses besoins et ses appétits ? et si vous ne sentez pas en vous-mêmes cet instinct, qui demande à se nourrir non pas de vos denrées, à se réchauffer non pas de vos forêts, à se vêtir non pas de vos étoffes soyeuses, mais à faire quelque chose de grand et à satisfaire cette âme qui a une soif immense de l’infini et à qui il faut des rêveries, des vers, des mélodies, des extases, qui a besoin de se réchauffer au feu du génie, et de s’entourer de mysticisme, de poésie, eh bien, si vous ne sentez pas cela en vous, de quel droit venez-vous me parler d’intelligence et de pensée ? il n’y a rien de commun entre vous et moi.

Pour un esprit qui bâtit et détruit, qui marchande et qui trompe, je vous l’accorde, mais pour une âme, je vous la refuse ; vous n’en avez point.

C’est vous qui ne voyez dans les lettres que la comédie qui vous fait rire malgré vous, comme les farces de la foire, dans un tableau que des couleurs broyées et étalées sur des toiles, et dans l’architecture quelque chose qui peut vous bâtir des douanes et des entrepôts.

Je vous abandonne de grand cœur le luxe, le commerce, l’industrie, les ports et les manufactures, les étoffes et les métaux, mais laissez-moi pleurer au théâtre, laissez-moi écouter Mozart, regarder Raphaël, contempler tout un jour les vagues de l’Océan ! laissez-moi mes rêveries, ma futilité, mes idées creuses ; votre bon sens m’assomme, votre positif me fait horreur.

Ce qu’on regarde maintenant comme d’une utilité fort secondaire passait autrefois pour de la plus urgente nécessité ; les arts semblaient si nobles à l’antiquité qu’ils en firent remonter l’origine aux Dieux, la poésie chez les Grecs était une hymne, les tragédies se jouaient dans les fêtes religieuses, et ce public de trente mille spectateurs écoutait à la fois ce qu’il y a de plus grand dans l’homme, la poésie, glorifiait ce qu’il y a de plus grand dans la nature, la divinité.

C’étaient alors les beaux temps de l’art, ceux où les prêtres de la pensée étaient rangés au même niveau que les prêtres de Dieu ; la poésie était une religion et le génie avait ses autels.

Quand la Grèce fut vaincue, n’imposa-t-elle pas son joug à Rome, sa maîtresse, par ses orateurs et ses artistes ? Caton prévoyait bien cette victoire des vaincus sur les vainqueurs, mais il ne put la prévenir, et lui-même, sur ses vieux jours, se mit à apprendre la langue de ses esclaves.

Athènes entra donc dans Rome, comme l’Étrurie déjà y était venue, avec ses mimes et ses bouffons. Cette ville, maîtresse du monde, était condamnée à redevenir successivement le germe de toutes les civilisations qu’elle avait combattues et qu’elle devait absorber. En effet, le conquérant peut détruire des ports, brûler des flottes, démolir les manufactures, détourner les fleuves, boucher les canaux et enchaîner les populations, mais l’esprit ? Où trouverez-vous des chaînes pour arrêter ce Protée qui parle avec les sons, qui se dresse avec la pierre, s’exprime et pense avec des mots ? Quelle sera la digue pour arrêter ce torrent ? Où sera la prison pour enfermer ce soleil ?

L’Italie n’a-t-elle pas été cent fois vaincue, et par tous les peuples : les Hérules, les Huns, les Goths, Les Franks, les Allemands, les Normands, les Espagnols, les Sarrazins ? Le monde entier est venu marcher sur elle et la fouler aux pieds ; mais comme chacun de ces peuples y est resté peu de temps ! comme ils mouraient vite sous ce soleil du Midi, sur cette terre libre et féconde que tant de grandes choses ont illustrée et qui montre avec plus d’orgueil les ruines de ses cités mortes que nos nations modernes ne montrent leurs cités vivantes ! Car sa poussière est grande, car ses cendres ont de la gloire ; tout ce qui a une âme de poète, de peintre, ne désire-t-il pas aller vers cette terre sainte de l’art, où les pierres ont de l’immortalité, où les débris ont de l’avenir encore ?

On cite toujours Carthage et Venise comme s’étant rendues puissantes par leur commerce ; ce furent, il est vrai, de grandes cités, et leurs richesses nous apparaissent maintenant à travers l’histoire comme quelque chose de colossal et de superbe. Mais ne sent-on pas dans de pareils gouvernements, en même temps qu’une vigueur et une force peu communes, quelque chose de monstrueux et de féroce ? Y a-t-il dans les temps modernes un trône plus triste, une gloire plus lugubre et plus sanglante que cette ville de Venise avec son peuple d’espions et de bourreaux, et le nom de Carthage n’est-il pas pour nous plein d’horreur et de cynisme ?

La Hollande aussi s’est élevée par son commerce, et ce petit peuple de marins et de commerçants, qui a d’abord eu à lutter contre l’Océan puis contre l’Europe entière, et qui s’est fait puissant en domptant les dangers du premier et en acquérant les richesses de la seconde, n’a-t-il pas maintenant une physionomie mesquine et rapetissée entre la noble France et la mystique Allemagne, ces deux pays qui ont le plus d’avenir ? Cette France, légère, folle, gaie, qui avait déjà conquis l’Europe par ses lettres avant que Napoléon la vainquît de son épée, et que reste-t-il de l’épée de notre empereur ? Chaque État en a pris un éclat, chaque roi a divisé la pourpre et l’a mise sur son trône. L’empereur et l’empire sont morts, mais nos poètes vivent, Corneille vit, Racine vit, Voltaire domine toujours, et sa langue, cette langue si pure et si limpide, telle qu’il l’a faite, on la parle dans toutes les cours. Ne sont-ce pas nos pièces traduites qu’on joue à Londres, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg ? Et cette Italie, patrie du Dante et de Virgile, si pauvre et si triste, ne nous paraît-elle pas plus grande et plus majestueuse que l’Angleterre, même avec ses flottes, ses Indes, ses millions d’hommes et son orgueil ? Et puis, que reste-t-il maintenant de Carthage ? Et de Venise ? où sont donc ses navires, ses trésors, sa puissance, ses richesses enviées du monde ?

Ne me demandez pas ce qui reste d’Athènes et de Rome, leur souvenir occupe le monde.

Certes, les relations de commerce furent un grand bien pour les nations modernes, et c’est un merveilleux fait de la Providence de faire servir l’intérêt des hommes à leur union ; l’industrie donne aux nations une source inépuisable de richesses que les sociétés anciennes, dans leur noble orgueil, ignorèrent ; chez nous les relations de commerce nouent les relations politiques, mais avant tout cela, il y a les rapports d’idées. N’a-t-il pas fallu deux siècles de combats entre l’Europe et l’Asie, entre le christianisme et l’islamisme, avant que l’Orient et l’Occident échangeassent leurs produits ? Il a fallu tout le xvie et le xviie siècle, la guerre de Trente ans et mille batailles, pour que le Nord et le Sud, les protestants et les catholiques s’alliassent ensemble. Et puis Shakespeare et Byron passent chez nous, tandis qu’on arrête les épingles et les étoffes d’Angleterre ; il n’y a point de contrôle pour le génie, parce qu’il est libre et immortel.

Les poètes sont comme ces statues qu’on retrouve dans les ruines ; on les oublie parfois longtemps, mais on les retrouve intactes au milieu d’une poussière qui n’a plus de nom ; tout a péri, eux seuls durent.

Et cependant n’entendez-vous pas dire : Ceci, c’est un poète, esprit creux ! cela, ce sont des vers, niaiseries ! Eh bien, ce poète et ces vers sont plus immortels que votre palais dont les pierres se disjoignent, que votre empire qui se démembre, que vos trésors qui se dispersent, et ce blasphème vient de ce que l’intérêt a tari le cœur, puis l’esprit. D’abord on a menti, maintenant bien des hommes croient qu’ils ont raison, et que l’industrie est plus utile que la poésie, que le corps vaut mieux que l’âme. Mais c’est l’âme qui fait agir le corps ; sans les arts, où serions-nous ? Allez ! Corneille et Racine ont plus fait pour la France que Colbert et Louis XIV.

N’y a-t-il pas quelque chose d’ignoble et d’absurde à prétendre sans cesse qu’un ballot vaut mieux qu’un chef-d’œuvre, qu’un morceau de drap a plus de valeur qu’un poème ?

Que vous disent donc vos ballots et vos draps ? ils s’épuisent et s’usent ; Homère est-il vieux ?

Vos magasins regorgent de marchandises, mais faites-moi à la commande Tartufe, Othello, Cinna ?

La France, en un an, peut donner des milliards ; en un siècle, elle ne fait pas dix vers de Corneille.

Qu’on me mette donc face à face le duc de Northumberland, qui a 17 millions de rentes, ou l’homme qui possède le monopole de toutes les exploitations avec le baladin William Shakespeare. Que fera le premier ? Il me montrera ses palais de marbre, ses coupes d’or, ses tapis d’émeraude, ses terres, ses moissons, ses fabriques, ses valets qu’il paie, ses chiens, ses voitures ; que me fait cela ? Et le second me lit des vers, c’est-à-dire qu’il parle à mon âme, qu’il remue la corde de la lyre, en tire des mélodies, des extases ; c’est-à-dire qu’il me touche, qu’il me fait pleurer, qu’il me rend grand et fier, que je trépigne malgré moi, que l’enthousiasme m’enveloppe et que je suis heureux de l’avoir entendue, cette œuvre, que je l’envie, que je l’adore dans mon cœur, que je lui dresse des temples !

Je mangeais, il est vrai, les moissons du premier ; ses navires m’apportaient le sucre, ses bestiaux me donnaient la laine, ses fabriques le drap ; mais le poète ! Béni soit ton nom, fils du ciel ! car tu m’as fait goûter des joies que ne donnent ni le commerce, ni la puissance, ni les richesses, des joies que les rois ne peuvent donner ; tu as éveillé en moi toutes les voluptés de l’âme, tu m’as donné toutes les délices du cœur, tu m’as fait pleurer ; l’autre était mon tailleur et mon bottier ; toi, tu es mon ange et mon amour, merci, car tu es poète !

Ainsi donc rappelons-nous que l’esprit, dans l’histoire comme dans la vie, a toujours dirigé le corps.

Ce qu’il faut à l’enfant, n’est-ce pas les images, les tableaux, les rires, les contes de sa nourrice ? Ce n’est que plus tard, lorsque la chair parle en lui, que le corps souffre, qu’il devient gourmand, jaloux, sensuel, qu’il ruse et qu’il trompe ; son esprit jusqu’alors regardait et contemplait, mais maintenant il le fait servir, il tend des pièges et médite des larcins.

Il en est de même des peuples : ils sont d’abord poètes et prêtres, guerriers et législateurs, commerçants et industriels ; c’est à l’avenir qu’il appartient maintenant de féconder ces germes pour les civilisations futures.

Le commerce est donc le dispensateur des richesses, comme l’industrie est la lutte de l’homme contre la nature, la machine devenue intelligente et créatrice ; il y a là dedans la sève du bien-être matériel pour tout un peuple, c’est quelque chose. Nourrissez, habillez un homme, que son estomac soit chargé de vin, son corps couvert de diamants, il mourra triste, dégradé, avili, car il faut une pâture à l’âme, invisible comme Dieu, mais forte sur nous comme il l’est sur sa création. L’art est donc la manifestation la plus haute de l’âme, c’est là son œuvre.

Qu’on ne l’insulte pas, ce serait un blasphème !




  1. Janvier 1839.