Pensées et réflexions

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Pensées et réflexions
Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 14 (p. 111-200).

PENSÉES

ET

RÉFLEXIONS

EXTRAITES DES MANUSCRITS DE L’AUTEUR.
PENSÉES
ET
RÉFLEXIONS.

I.

Les hommes sont toujours contre la raison quand la raison est contre eux.

II.

Faire sa fortune n’est pas le synonyme de faire son bonheur ; l’un peut cependant s’accroître avec l’autre.

III.

Ceux qui sont accoutumés à disputer dans les lieux publics doivent plutôt savoir l’art de rendre des idées que la manière de trouver des vérités.

IV.

Rarement les ministres qui ont de l’esprit choisissent des homme supérieurs pour les mettre en place : ils les croient trop indociles, et pas assez admirateurs.

V.

Il n’y a qu’un imprudent qui risque d’avoir de l’esprit devant les gens qu’il ne connoît pas.

VI.

On sacrifie souvent les plus grands plaisirs de la vie à l’orgueil de les sacrifier.

VII.

On ne peut en compagnie juger de tout l’esprit d’un homme : on peut juger de la partie bonne à la société, mais non pas de la profondeur des idées.

VIII.

Il seroit aisé de faire un livre pour prouver qu’une société de gens qui se conduiroient selon l’évangile ne pourroit subsister.

IX.

La sottise veut toujours parler, et n’a jamais rien à dire ; voilà pourquoi elle est tracassiere.

X.

Le principe de notre estime ou de notre mépris pour une chose est le besoin ou l’inutilité dont elle nous est.

XI.

La religion a fait de grands maux, et peu de petits biens.

XII.

Les hommes laids, en général, ont plus d’esprit, parce qu’ils ont eu moins d’occasions de plaisirs et plus de temps pour étudier.

XIII.

On ne prendra jamais le mot homme pour cheval ; mais on prendra réfléchir pour penser. Tout mot collectif occasionne des disputes. Il n’y en a point aux mots d’images.

XIV.

Quand une science ne produit pas un bien très près de sa source, on la regarde comme inutile. C’est un ruisseau qui semble se perdre dans la terre ; et qu’on ne voit point produire une autre source.

XV.

Dans un gouvernement, il arrive tous les jours des malheurs auxquels on ne peut remédier, faute de remonter à une source très éloignée, que souvent l’ignorance des ministres a fait tarir, tandis qu’on en ouvre d’autres dont le cours inconnu va empoisonner le bonheur public.

XVI.

Il y a des chiens bons à une chasse, d’autres à d’autres chasses. Pourquoi ne prendroit-on pas des amis dont on se serviroit, des uns pour rire, d’autres pour raisonner, enfin d’autres pour pleurer avec nous ?

XVII.

On est souvent trop sage pour être un grand homme. Il faut un peu de fanatisme pour la gloire et dans les lettres et dans les gens d’état.

XVIII.

La justice est un rapport des actions des particuliers au bien public.

XIX.

On tireroit des conséquences utiles de savoir que la mémoire est la même chose que le jugement et l’imagination. On pourroit déterminer quelles réflexions ou jugements fera un homme en conséquence des faits qu’il a dans la mémoire, et quelle sorte de réflexions arrivera en conséquence d’une érudition vaste et profonde.

XX.

L’histoire est le roman des faits, et le roman l’histoire des sentiments. L’histoire apprend que la vertu n’a rien à gagner avec les hommes ; que sur cent à peine s’en trouve-t-il un vertueux par inclination ; qu’ils sont tous faux, perfides, etc. Le roman nous présente des modèles de fidélité, de droiture.

XXI.

Le génie ressemble à ces terres vastes où il y a des endroits peu soignés et peu cultivés : dans une si grande étendue tout ne peut être peigné. Il n’y a que les petits esprits qui prennent garde à tout : c’est un petit jardin qu’ils tiennent aisément peigné.

XXII.

Pas plus de sûreté dans un dévot que dans un courtisan ; l’un abandonne son ami pour faire fortune auprès de son roi, l’autre pour la faire auprès de son dieu.

XXIII.

Les gens du monde aiment les gens qui ont plusieurs sortes d’esprit, parce qu’ils croient avoir plus d’analogie avec eux.

XXIV.

L’esprit ébauche le bonheur que la vertu acheve.

XXV.

Pourquoi dit-on souvent que les gens d’imagination font des projets fous ? C’est que, pour exécuter leurs projets, il faudrait avoir autant d’esprit qu’eux ; et ceux qui ne voient point de moyen de les exécuter aiment mieux dire que le projet est inexécutable, que d’avouer qu’ils n’auroient pas l’esprit de l’exécuter. Ce raisonnement est confirmé par l’expérience. Les grands hommes sont ceux qui inventent et exécutent des choses que les autres hommes croyoient impossibles. Mais pour cela il faut que la fortune mette les hommes dans une place où ils puissent exécuter ce qu’ils ont inventé ; sans quoi ils passent en général pour des rêveurs.

XXVI.

Dans les temps de malheur, on aime plus la vertu que l’esprit, parce qu’on en a plus de besoin, et non pas, comme on dit, parcequ’elle vaut mieux. C’est toujours nos besoins qui nous font préférer une chose à l’autre.

XXVII.

Ce qui fait le bonheur des hommes c’est d’aimer à faire ce qu’ils ont à faire. C’est un principe sur lequel la société n’est pas fondée.

XXVIII.

Un homme qui seroit beaucoup au-dessus des autres hommes n’en doit point être estimé : ce qu’il voit au-dessus d’eux n’est point vu par eux.

XXIX.

Un sage jouit des plaisirs, et s’en passe, comme on fait des fruits en hiver.

XXX.

L’envie dit souvent qu’un tel livre ne fait du bruit que par sa hardiesse pour dire hautement : « Je passerois pour avoir autant d’esprit que cet homme-là si j’étois aussi imprudent ». Vérité hardie est une vérité importante au grand nombre, et peut-être nuisible à des hommes ou à des corps puissants. Celles qui ne font point de bruit n’ont donc nulle importance ; les auteurs de ces vérités devraient donc moins s’applaudir de leur prudence que rougir de l’inutilité de leur esprit.

XXXI.

Lorsqu’il tombe une étincelle de l’amour dans un cœur, elle l’anime ; mais si l’amour en approche son flambeau, il le consume.

XXXII.

Il y a des gens qu’il faut étourdir pour les persuader.

XXXIII.

La vérité est pour les sots un flambeau qui luit dans le brouillard sans le dissiper.

XXXIV.

Quelque temps après qu’une erreur a disparu, les hommes ne conçoivent pas comment on l’a pu croire. On se moque aujourd’hui des Égyptiens qui adoroient leurs dieux sous la figure d’un oignon ; on rit de la sottise de ces moines qui se disputoient entre eux sur la propriété et l’usufruit de la soupe qu’ils mangeoient : nous apprêtons à rire à nos neveux sur bien d’autres absurdités pour le moins aussi ridicules. Cependant il vient à la tête de peu de gens sensés de se demander, Que croyons-nous donc de plus raisonnable que les Égyptiens ou les nations les plus barbares ?

XXXV.

L’humanité est un sentiment réfléchi ; l’éducation seule le développe et le fortifie.

XXXVI.

Je sais, disoit une dame malade, d’ailleurs assez heureuse, je sais que je suis heureuse, mais je ne le sens pas. Différence entre le sentiment et la réflexion.

XXXVII.

On pourroit calculer la bonté d’un homme par son bonheur. J’entends par bonheur, non celui qu’on attribue à la fortune, mais celui qui naît d’une bonne santé ; de la satisfaction ou du moins de la modération de ses desirs.

XXXVIII.

Ceux-là seuls sont propres à écrire de la morale, qui n’ont pas besoin d’attribuer leurs actions à d’autres causes qu’à celles qui les leur ont fait faire, et qui n’ont pas besoin de s’attraper eux-mêmes sur les motifs qui les font agir, crainte de se trouver trop méprisables à leurs propres yeux. Il n’y a que celui, par exemple, à qui l’envie n’aura fait commettre aucune mauvaise action qui avouera qu’il a eu de l’envie.

XXXIX.

L’intérêt donne toujours de l’esprit. Mes fermiers m’ont toujours attrapé quand ils ont voulu, pour deux raisons : la première, parce qu’ils connoissoient mieux que moi la matière dont il s’agissoit, et que cette connoissance est la base de l’esprit ; la seconde, parce qu’ils avoient plus d’intérêt à m’attraper que je n’en avois à ne l’être pas, vu qu’ils étoient gueux, et moi riche.

XL.

L’édit qui établit les notaires insulte plus les hommes que le livre de l’Esprit. L’un dit que les hommes sont frippons ; l’autre dit seulement que les hommes n’agissent qu’en vue de l’intérêt personnel.

XLI.

Lorsque l’on combat les principes d’un homme, on peut montrer les conséquences qui en suivent, mais ne pas assurer qu’il les ait eues en vue, et attendre ce qu’il répondre.

XLII.

Annibal étoit borgne. Il se moqua du peintre qui le peignit avec deux yeux, et récompensa celui qui le peignit de profil. On ne veut pas être loué trop fadement ; mais en est bien aise qu’on dissimule nos défauts.

XLIII.

C’est le lot des esprits rares d’allier la justesse avec l’imagination.

XLIV.

On n’a point à craindre que la secte académique s’accrédite jamais. La vanité humaine n’aime point à suspendre son jugement ; la paresse encore s’y oppose : car pour suspendre son jugement il faudroit réfléchir, et en général l’homme est ennemi de la réflexion, qui fatigue toujours.

XLV.

Le principe des mœurs des hommes n’est point dans leurs principes spéculatifs, mais dans leurs goûts et leurs sentiments. Il y étant de croyants qui agissent mal, et tant d’athées qui agissent bien !

XLVI.

Les personnes dévotes sont naturellement crédules et soupçonneuses ; elles doivent donc admettre légèrement tout ce qu’on dit des personnes d’une opinion ou d’une secte différente de la leur.

XLVII.

On ne cesse point de croire une absurdité parce que de bons esprits la démontrent telle ; mais on la croit parce qu’un petit nombre de sots et de frippons la disent vraie.

XLVIII.

Il y a des gens qui se croient de grands raisonneurs parcequ’ils sont pesants dans la conversation, comme des bossus qui se croient de l’esprit parce qu’ils sont mal faits.

XLIX.

Faire beaucoup de rentiers dans un état, c’est lier l’intérêt du roi à l’intérêt d’un grand nombre d’hommes ennemis naturels des propriétaires.

L.

Quiconque est perpétuellement en garde contre lui-même se rend toujours jours malheureux de peur de l’être quelquefois.

LI.

La physique et la morale sont comme deux colonnes isolées éloignées l’une de l’autre, mais qu’un jour un même chapiteau rejoindra.

LII.

Il faut être plus lent à condamner l’opinion d’un grand homme que celle d’un peuple entier.

LIII.

Un homme d’esprit passe souvent pour un fou devant celui qui l’écoute ; car celui qui écoute n’a que l’alternative de se croire sot, ou l’homme d’esprit fou : il est bien plus court de prendre le dernier parti.

LIV.

Les petites fautes dans un grand ouvrage sont les miettes qu’on jette à l’envie.

LV.

Les rois et les prêtres aiment les contradictions dans les lois. Ils s’en servent tour-à-tour au gré de leurs intérêts. L’utilité publique qu’on poseroit pour regle et pour mesure des actions des hommes seroit une base de morale qui leur déplairoit fort.

LVI.

Une nation soumise au despotisme connoît rarement un peuple libre. Très peu de Français connoissent les Anglais. Aussi y a-t-il une maniere très différente de négocier avec les républicains ou avec les despotes. Les uns suivent leur intérêt, les autres leurs caprices.

LVII.

C’est un grand tort à un écrivain d’être ennuyeux. On ennuie dans un ouvrage de morale ou de raisonnement toutes les fois qu’on ne réveille pas l’esprit par des idées neuves. Dans les histoires et les romans, les faits tiennent lieu de pensées et d’esprit.

LVIII.

Raisonner, pour la plupart des hommes, c’est le péché contre nature.

LIX.

Les hommes passionnés pour les femmes, la considération ou les honneurs, les obtiendront par des crimes ou des vertus, selon le siècle où la nation où ils vivront.

LX.

Dans les cours, le déshonneur est comme la fumée, qui se blanchit en s’étendant au large.

LXI.

Si la voix du sang parloit, il n’y a point de jour où il ne se fît dans une rue de Paris plus de reconnoissances qu’en dix ans sur le théâtre français.

LXII.

On voit se soutenir la vertu persécutée et honorée, mais rarement la vertu persécutée et méprisée.

LXIII.

Si les hommes ne croient pas aux contes des fées et des génies, ce n’est pas leur absurdité qui les retient et les en empêche, c’est qu’on ne leur a pas dit d’y croire.

LXIV.

Une des choses qui nous donnent le plus de fausses idées du bonheur, c’est l’exagération des poëtes qui nous peignent, par exemple, les transports momentanés de l’amour comme une durée, et nous font par-là concevoir une idée de bonheur qui ne peut exister. Voilà le fantôme qui séduit la plupart des hommes, et sur-tout des jeunes gens.

LXV.

Le clergé est une compagnie qui a le privilège exclusif de voler par séduction.

LXVI.

Les hommes sont si bêtes, qu’une violence répétée finit par leur paroître un droit. On croit en Turquie que le grand-seigneur a droit sur la vie, les biens et la liberté des citoyens.

LXVII.

Il faut être très honnête pour étudier en soi les autres hommes : les frippons auroient trop à rougir.

LXVIII.

Les riches et les pauvres se voudroient réciproquement parfaits. Les uns et les autres ont une prétention ridicule ; mais celle des pauvres est moins odieuse, parce que les riches ont de quoi supporter une injustice et s’en consoler.

LXIX.

Il y a peu d’amis à toute épreuve. Tel pour nous a risqué sa fortune, qui ne risqueront pas un ridicule.

LXX.

Un pere disoit à son fils : Vous êtes sot ; soyez au moins décisif ; cela réparera votre bêtise.

LXXI.

La croyance aux préjugés passe dans le monde pour bon sens.

LXXII.

Ce qui nui le plus à l’avancement des arts et des sciences, c’est ce qu’on appelle ces gens de bon sens qui sa donnent le titre de voir net, parce qu’ils ne voient pas loin.

LXXIII.

Il y a tant d’inconséquence parmi les hommes, que les rois qui craignent qu’on n’attaque le christianisme seroient bien fâchés de gouverner leurs peuples avec ses lois.

LXXIV.

La vertu a bien des prédicateurs, et peu de martyrs.

LXXV.

Il ne faut par avoir trop de petitesse ni trop l’étendue d’esprit pour paroître avoir du bon sens ; car on n’appelle bon sens parmi presque tous les hommes que l’acquiescement aux choses reçues par les sots ; et un homme qui n’a en but que la vérité, et qui par conséquent s’éloigne ordinairement des vérités reçues, passe pour fou.

LXXVI.

Les conseils durs ne font point d’effet : ce sont comme des marteaux qui sont toujours repoussés par l’enclume.

LXXVII.

Il y a des sots qui disent des choses communes d’un air singulier, et qui passent pour des gens d’esprit ; tandis qu’il y a des gens d’esprit qui disent des choses fines et bien pensées d’un air commun, et qui passent pour fous ou pour des gens médiocres.

LXXVIII.

Il en est souvent des états et des armées comme des vaisseaux que leur grandeur empêche de naviguer.

LXXIX.

Tout ce qui ne sert pas à la postérité est inutile dans l’histoire.

LXXX.

Il y a peut-être un art à séduire une femme, comme à faire de bons vers. Peut-être cet art-là est-il moins compliqué et demande-t-il par-là moins d’estime que les autres ; mais c’en est un. En tout, les hommes à réflexions sont trop portés à regarder comme sots les gens qui ne savent pas raisonner. Ils devroient penser qu’il y a aussi un art à ne rien dire, peut-être peu estimable, mais enfin dont ils ne sont pas capables. Et les gens du monde se hâtent aussi trop tôt de mépriser un homme taciturne. Il est par-là ridicule que l’on n’accorde pas de l’estime et de l’esprit à un grand jurisconsulte ou commerçant. Cela doit toujours être en proportion de la rareté et de l’utilité.

LXXXI.

Les objets offrent tant de différentes faces, qu’il faudroit toujours examiner, et jamais disputer.

LXXXII.

Une nouvelle idée vient de la comparaison de deux choses que l’on n’a pas encore comparées.

LXXXIII.

Les grands, et sur-tout les ministres, ont trop de besoins pour donner à l’inclination. Ils préfèrent de sots protégés à des gens d’esprit qui leur plairoient davantage.

LXXXIV.

Il y a des gens d’esprit qui n’en ont beaucoup qu’avec les sots : tels sont les conteurs. Les raisonneurs n’en ont qu’avec les gens de leur force.

LXXXV.

Pour bien écrire l’histoire, il faut prendre le milieu entre Tacite qui fait toujours agir les hommes avec dessein, et Plutarque qui les fait toujours agir avec passion. En tout, les hommes tournent long-temps autour du but avant d’y atteindre.

LXXXVI.

On étudie long-temps pour se rendre habile dans sa profession ; l’on néglige tout pour remplir la plus importante, tante, celle de gouverner les hommes. Il y a beaucoup de prix d’académies pour la solution de questions oiseuses, aucun pour celle qui décideront du bonheur du genre humain.

LXXXVII.

Tous les évènements sont liés. Une forêt du nord abattue change les vents, les moissons, les arts de ce pays, les mœurs et le gouvernement. Nous ne voyons pas toutes ces chaînes, dont le premier chaînon est dans l’éternité.

LXXXVIII.

La conversation devient plate à proportion que ceux avec qui on la tient sont plus élevés en dignité.

LXXXIX.

Les Romains pouvoient ôter la vie à leurs enfants, et non la liberté.

XC.

C’est aux places fortifiées qu’en général les rois doivent leur puissance et la permission d’être sots.

XCI.

Un malheureux dit aux gens riches, « Si vous faites des sottises, c’est peu pour vous, mais à moi elles ne sont pas permises » ; voulant dire par-là qu’il n’en fait pas.

XCII.

Il y a des gens que l’on mene par la crainte même où ils sont d’être menés.

XCIII.

Le cardinal de Richelieu disoit que la chambre du roi lui coûtoit plus à gouverner que l’état.

XCIV.

Si l’on connoissoit bien les motifs qui font agir les hommes, on verroit peut-être qu’ils font ce qu’ils doivent faire ; on se tairoit, et l’on emploieroit son temps à trouver les moyens de les rendre vertueux en attachant leur bonheur.

XCV.

On n’appelle-pas fou un homme qui croit manger le bon Dieu, mais celui qui se dit Jésus-Christ.

XCVL.

Il ne faut avoit l’opinion ni même la raison de son côté que parce que l’opinion et la raison font de la force. Les gens indifférente dans une question se décident pour la raison : or, comme il y a beaucoup de gens indifférents, la raison devient une force, parce qu’un grand nombre d’hommes fait toujours force, et qu’un parti, quand tout esprit n’est pas éteint dans un pays, croit toujours, et devient insensiblement le plus fort.

XCVII.

Il seroit fort heureux qu’on se mît bien dans la tête qu’on n’est point en droit de blâmer toute action qui ne nuit point au public : cela épargneroit bien des médisances et des chagrins aux hommes dans la société.

XCVIII.

On dit : A quoi sert la vérité dans les ouvrages ? cela fera peu de bien dans la société. C’est comme si l’on disoit : A quoi sert d’être honnête homme ? cela fera peu de bien dans la société ; car un particulier y est bien peu de chose.

XCIX.

Ceux qui disent qu’on ne peut pas être honnête homme sans religion, s’ils sont protestants, disent indirectement que qui n’est pas sot est malhonnête ; car ils regardent comme une sottise à nous de croire à la transsubstantiation.

C.

Les prêtres enseignent aux enfants en termes clairs des choses inintelligibles, et aux hommes faits, en termes inintelligibles, des choses claires.

CI.

Toutes les fois qu’on n’a pas dans le gouvernement l’utilité publique pour point de ralliement, il n’y a plus de principe dans un état ; car la soumission n’en est pas un, ni le despotisme, qui n’est que l’exercice d’une volonté arbitraire qui change à tout moment.

CII.

On se trompe toujours dans ses raisonnements lorsqu’on raisonne a priori ; voilà pourquoi tant de métaphysiciens sont tombés dans des erreurs : c’est a posteriori qu’il faut raisonner ; c’est-à-dire d’après les faits bien observés. C’est la méthode de Locke, sans contredit le premier bon métaphysicien. Le mot même de métaphysique nous l’indique : il signifie après la physique. Cette physique nous donne des faits ; et de la comparaison de ces faits nous en tirons des résultats généraux que l’on appelle métaphysique ; et chaque science a la sienne. Toute métaphysique qui n’est point appuyée sur une grande base de faits est une fausse métaphysique de mots.

CIII.

Quand un peuple, tel que les Huns, les Goths, etc., n’a connu d’autre gloire que celle des armes, il n’est pas nécessaire encourager chez eux les arts pour leur faire conserver leur vertu guerriere. Il n’en est pas de même d’une nation policée. Y détruire les arts c’eut éteindre toute émulation, par conséquent toute vertu guerrière. C’est l’émulation et l’envie de se distinguer qui est le levain propre à mettre en fermentation les talents de toute espece.

CIV.

Il y a dans la morale, comme dans l’astronomie, des temps plus propres à l’observation. Les cometes morales qui passent mettent ceux qui existent plus à portée d’observer. Quand la sottise insulte au mérite et tient le haut du pavé, quand elle est puissante et ne garde aucun ménagement, elle est bien plus facile à observer.

CV.

Les gens faux connoissent le moins les hommes : ils sont trop occupés à se cacher. Les gens francs qui n’ont point de vices se montrent à découvert, et peuvent employer les forces de leur esprit à pénétrer les autres.

CVI.

Quand il y a tolérance dans un état, c’est qu’il y a équilibre de puissance. Ce qui faisoit la tolérance d’écrire lorsque les gens de robe étoient ministres, c’est que le mal qu’on disoit des grands seigneurs plaisoit aux ministres, charmés de voir abaisser la noblesse ; et quand on disoit du mal des ministres, les grands seigneurs en rioient dans les petits cabinets, parce qu’ils étoient enragés de ne pas gouverner eux-mêmes.

CVII.

Le gouvernement qui devient bien intolérant a encore bien des sottises à faire. C’est le voleur qui voudroit fermer la bouche à ceux qui déposent contre lui.

CVIII.

L’intérêt feroit nier les propositions de géométrie les plus évidentes, et croire les contes religieux les plus absurdes.

CIX.

Tout habillement qui seroit propre à marquer une belle taille passera toujours jours pour ridicule. Il y a trop de gens mal faits intéressés à en dire du mal. C’est de même de l’esprit et d’un bon livre.

CX.

Quand on nous dit que la vertu seule nous rend heureux, c’est trop prendre les hommes pour des enfants. Il faut d’abord être au-dessus des besoins physiques : à moins qu’on ne nous suppose comme dans les romans de chevalerie, où les héros sont toujours en action et se battent toujours, sans qu’il y soit fait mention s’ils dînent, soupent et dorment.

CXI.

Quand il y a dans un état une puissance autre que la loi, la loi devient moins respectable. L’accomplissement de la loi fait la justice. Or, si cette puissance est la plus forte, on vient bientôt à mépriser la justice ; et de là une infinité de crimes.

CXII.

La législation fait tout. C’est pourquoi les jésuites, qui ont la même religion que les minimes, jouent dans le monde un bien plus grand rôle qu’eux.

CXIII.

Il est rare que ce soit le génie de prévoyance qui donne une nouvelle forme aux états ; ce n’est que le malheur ou l’ambition.

CXIV.

Machiavel dit que la noblesse dans une république est la vermine qui ronge les fondements de l’état.

CXV.

Il n’y a de roturiers que ceux qui ont perdu leurs titres de noblesse.

CXVI.

Le despotisme conduit les femmes à l’esclavage.

CXVII.

Le corsaire désire la guerre, parce que son intérêt n’est pas lié à la tranquillité publique. Chacun est plus ou moins corsaire.

CXVIII.

Veux-tu plaire aux hommes ? fais valoir leur esprit.

CXIX.

Une vérité qu’on veut prouver doit recevoir toute sa force et sa clarté des dernières réflexions qu’on fait pour la prouver.

CXX.

Le ridicule est comme les honneurs ; c’est la manière équitable de les distribuer qui en fait la valeur et l’utilité.

CXXI.

Les hommes qu’on appelle foibles ne sont qu’indifférents ; car on est toujours vif sur l’objet de ses passions.

CXXII.

Fontenelle dit qu’il est assez singulier de perdre successivement la vue, l’ouïe, la mémoire, et de se trouver dans la classe des plantes et des végétaux, après s’être vu Fontenelle.

CXXIII.

Un homme disoit à un courtisan : Vous n’êtes pas fait pour me voir parce que je suis un bourgeois, et moi je ne suis pas fait pour vous voir parceque vous êtes un sot.

CXXIV.

Avoir de la décence dans le monde, c’est être foible, souvent frippon, quelquefois et presque toujours flatteur.

CXXV.

Les intrigues et le mouvement qu’il faut se donner pour se faire une grande réputation nous empêchent de la mériter.

CXXVI.

Il n’y a personne plutôt dupe que celui qui se donne tant de peine pour ne l’être jamais.

CXXVII.

Les princes et les grands qui ne répondent point aux gens font un mystere de leur foiblesse.

CXXVIII.

Euripide dit qu’il est honteux d’ignorer l’équité, et de savoir ce que c’est que la nature de Dieu, de l’ame et de l’univers.

CXXIX.

La justice n’a plus lieu quand la force lui manque.

CXXX.

En général, les ouvrages qui plaisent sont ceux où l’on voit de la justice et de l’humanité : les hommes en sont avides.

CXXXI.

Il est bien singulier que les prêtres, qui ont avancé des maximes aussi énormes contre les souverains, n’aient pas été sur-le-champ anéantis. C’est une furieuse preuve de leur crédit, de leurs richesses, et de l’imbécillité des hommes.

CXXXXII.

La justice ou l’injustice d’une loi se mesure sur le plus ou le moins de bonheur du peuple.

CXXXIII.

Ce qui fait la libéralité, c’est la cause pour laquelle on l’exerce.

CXXXIV.

Honorer n’est qu’avoir de l’estime pour la puissance de quelqu’un. Voilà pourquoi l’on n’a guère de considération pour ceux qui ne peuvent gμere.

CXXXV.

Liberté, c’est avoir la permission de faire tout ce qu’on peut faire selon les forces humaines.

CXXXVI.

Une faction est un nouvel état dans le premier.

CXXXVII

L’état monarchique n’est pas la patrie des ambitieux ni des talents, c’est la patrie où les hommes communs sont plus heureux. Les grands seigneurs n’y ont d’autre parti à prendre qu’å être sots et ignorants. Avec l’ame grande et éclairée ils seroient ambitieux et trop à craindre.

CXXXVIII.

Chacun peint l’homme comme il lui plaît. Tantôt on le fait petit comme un insecte, tantôt élevé comme un géant, et puissant comme un dieu. C’est un objet à plusieurs faces, que l’on considère du côté que l’on veut. L’éloquence l’exagere ou le rétrécit à. sa maniere. La raison et la philosophie seules le voient tel qu’il est, c’est-à-dire avec la conformation de ses organes, avec sa capacité de recevoir des impressions et de les conserver.

CXXXIX.

Quand on est jeune on fait des vers, des bouquets à Philis. Est-on plus mûr ? on fait des raisonnements solides. Il en est des hommes comme des arbres, qui ne portent de fruits qu’après avoir quitté leurs fleurs. On a des sentiments et des désirs avant d’avoir des réflexions.

CXL.

Il ne suffit pas pour bien tracer les causes de la grandeur d’un empire de bien recueillir les faits, il faut les voir dans leur vrai point de vue. Souvent on l’ignore, souvent on cherche un système où il n’y en a point, et presque toujours on cherche un principe unique où il y en a cent. Dans son livre sur les causes de la grandeur, etc., Montesquieu n’a pas assez connu les hasards heureux qui ont servi Rome. Il est tombé dans l’inconvénient, trop commun aux raisonneurs, de vouloir rendre raison de tout ; et dans le défaut aussi des gens de cabinet, qui, oubliant l’humanité, prêtent trop aisément des vues constantes, des principes uniformes, à tous les corps : et souvent c’est un homme seul qui dirige à son gré ces graves multitudes qu’on appelle sénat.

CXLII.

Si Montesquieu s’occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lesquels on peut nous obliger à le remplir, il a tort : Un des grands moyens d’engager les hommes à remplir leurs devoirs, c’est de ne point leur en imposer d’arbitraire, et de bien leur montrer la liaison inséparable séparable de leurs devoirs et de leur bonheur.

CXLII.

C’est à la loi à protéger l’égalité. Remontez à la source des privileges, ils sont tous fondés ou sur des préjugés ou sur des injustices. Ceux qui par hasard ont été accordés comme récompenses sont l’effet d’une vue courte et peu sensible au bonheur des autres ; car il n’y a aucun privilege qui ne nuise à un tiers. Il est injuste de favoriser une partie de la nation aux dépens du reste, et cela est toujours ainsi. Quant à l’ancienne possession, c’est un titre presque toujours vicieux dans son origine ; et, aux yeux d’un philosophe, on ne prescrit jamais contre les vrais intérêts du peuple. Il est toujours sage, en rachetant ou en indemnisant les particuliers, de travailler à l’anéantissement de tout privilege. Les places seules doivent avoir des distinctions, et jamais de privileges ni d’exemptions.

CXLIII.

Dans un temps de lumiere, si l’on étoit vraiment éclairé, on ne trembleroit pas ; si l’on avoit un plan bien formé dans la tête, et le courage qui fait qu’on le suit, on ne trembleroit pas ; si l’on étoit bien persuadé que toutes les lois se bornent à empêcher de nuire, qu’il faut d’ailleurs laisser la plus grande liberté possible ; si l’on étoit bien persuadé que les impôts doivent être assis sur le revenu de la nation, et bornés aux vrais besoins de la nation, l’on ne trembleroit pas. C’est l’ignorance qui a peur ; c’est la demi-lumiere qui craint les abus de la correction. Quand on voit bien le tout, quand on pénetre bien, non la constitution d’un état particulier, mais celle des hommes et des choses, on ne dit pas qu’il y a du bien, du mieux et du pire ; on dit, Voilà la nature des choses et des hommes, et l’on va droit au but sans trembler.

CXLIV.

Quand je vois une espèce d’animal habiter des lieux écartés, se construire un nid bien caché, en dérober les avenues à la curiosité, je dis alors : Sans doute il a des ennemis plus redoutables que ses forces ne sont grandes. S’il n’est pas dans un état de guerre, peu s’en faut ; il est au moins dans un étai de crainte. Tel est l’état des animaux. S’il y avoit une espèce d’animal qui, outre des ennemis à craindre, eût encore des dangers à courir de la part de ses semblables, et qui pût lui-même se faire craindre d’eux, alors cette crainte réciproque constituerait l’état de guerre. Il faut de plus encore examiner s’ils n’ont rien à espérer les uns des autres ; si aux craintes qui les éloignent il ne se joint pas des besoins et des penchants qui les rapprochent ; et alors leur état seroit guerre et paix, et la paix seroit leur véritable état. S’ils avoient outre cela une raison qui, en les éclairant sur les moyens de concilier leurs vrais intérêts, leur offrît des moyens de ne plus se craindre ; je crois que c’est la nature de l’homme.

CXLV.

Quand les hommes sont rassemblés et divisés en nations, que doit-il en résulter ? Pour en bien juger, il faut voir comment cet état de nation a commencé. La marche naturelle a été d’abord l’état de famille simple, ensuite des familles réunies ou par le voisinage, ou par la nécessité de se défendre. En conséquence on choisit un chef ou des chefs. Donc c’est la guerre qui occasionne les institutions politiques, mais la guerre défensive. Il n’y en a point d’autre qui réunisse les hommes dans les premiers moments ; et c’est pour éviter les incursions vagues des brigands qu’on se réunit. L’objet du brigandage, c’est la rapine ; l’objet de la guerre, c’est la défense. Il n’y a ni droit des gens, ni droit politique, ni droit civil ; qu’après que les sociétés ont pris une consistance durable par le temps ; jusques-là c’est une simple association de bonne foi qui n’a encore aucune loi. Elle peut se dissoudre, et peut-être l’a-t-elle été plus d’une fois, avant d’acquérir de la consistance.

Quand on considere une nation toute formée, il est bon d’observer, 1°. les gradations par lesquelles on arrive à cet état-là, 2°. ce que les divers penchants de l’humanité perdent ou gagnent à ce changement ; de considérer d’abord le rapport des membres de la nation entre eux, ensuite avec leur gouvernement, enfin avec les autres nations, plutôt que de suivre l’ordre renversé ; car il faut réunir les volontés avant de réunir les forces, avant de les exercer au dehors ; mais, avant tout, il faut que les circonstances réunissent les familles. C’est le penchant irrésistible de l’amour, c’est le besoin des enfants, c’est le sentiment des parents envers leur progéniture, qui forme la famille. Les penchants que la nature a destinés à l’union des hommes, tels que le plaisir de vivre avec ses semblables, la compassion et la bienfaisance, qui rapprochent les peres de famille, et les familles ensuite, quand les circonstances ne s’y opposent pas : voilà les sentiments qui président aux premieres unions. Mais comme le cœur humain est agité par des passions qui tendent à les diviser, l’état civil, ou la civilisation, résulte des lois qui mettent un frein à ces passions funestes. Mais, quand les premiers mouvements de l’humanité qui présiderent aux premieres unions sont un peu attiédis, ont perdu une partie de leur énergie, alors commence l’intérêt réfléchi qui ne s’occupe que de soi ; c’est là l’état de guerre sourde qui regne dans tous les gouvernements, parcequ’il n’y en a aucun qui ait songé à fortifier les affections sociales que la nature a mises dans notre sein, aucun qui ait pris la raison pour guide. La raison, comme je l’ai dit, doit étudier les vrais et bons penchants de l’homme pour les seconder et les fortifier, et s’opposer à ceux qui pourroient nuire au bonheur commun ; c’est là-son véritable exercice. Est-ce là ce dont les gouvernements s’occupent ? Ils semblent ne songer qu’à se faire obéir.

CXLVI.

Il y a d’excellentes choses dans le chapitre II, livre II de l’Esprít des lois. et c’est dans les détails que Montesquieu est presque toujours un homme supérieur ; mais en même temps il montre quelquefois trop le savant. Ainsi je le trouve un peu trop ébloui des choix des Romains et des Athéniens. Il confond ce que le peuple fait dans les beaux jours de sa gloire, dans l’enthousiasme de la vertu, non ce qu’il fait dans les siècles de corruption, on dans les délires de la liberté. Si Athènes et Rome ont fait des choix admirables, si quelquefois elles se sont livrées avec confiance à des hommes respectables, quelquefois elles les ont punis des mauvais succès, et souvent encore elles ont préféré l’audace et la vaine éloquence de quelques démagogues au mérite simple et modeste : elles ont banni Aristide et Scipion. Je suis cependant persuadé que le peuple est capable de tout que lui attribue de sagesse et de justice Montesquieu, mais à condition que ce peuple connaîtra bien ses vrais intérêts : et il n’en sera persuadé qu’en deux cas ; 1°. lorsque le gouvernement lui-même voudra bien l’en instruire ; 2°. lorsqu’il sera permis de les discuter dans tous les temps également, même avant que les occasions extraordinaires soient arrivées. Supposons, par exemple, qu’en enseignât bien aux peuples que leur véritable intérêt est dans la paix ; que peu leur importe que leur empire soit étendu ou borné, pourvu qu’il soit heureux ; qu’on lui enseigne, au lieu de mille pratiques inutiles, que le bonheur consiste à suivre les penchants de la nature ; qu’on ne doit sur-tout jamais faire de mal qu’à celui qui en fait lui-même : alors il n’y aura plus de droit de guerre, parcequ’il n’y aura que des guerres défensives, et que la guerre défensive ne doit avoir pour but ni la conquête ni la victoire, mais la paix. Quand dira-t-on au peuple, non que le droit des gens consiste à ce que les nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, cela est outré, mais (et cela suffiroit au bonheur de tous) à ne point chercher ses avantages à leurs dépens, à ne point mettre d’entraves à leur commerce, à respecter leur liberté, à ne point les diviser au dedans, en un mot à vivre tranquille et vraiment en paix, et à ne faire la guerre que malgré soi ? Si le peuple étoit bien instruit là-dessus, des ambitieux, des intrigants, ne viendroient pas à bout de le séduire ; les mots de gloire et de grandeur ne l’entraîneroient pas à de folles entreprises ; et, quand il faudroit se défendre, il combattroit sans relâche pour ses enfants et leurs meres. Un peuple heureux n’est jamais lâche ; il craint trop de ne l’être plus.

Je dois justifier ce que j’ai dit, que Montesquieu exagéroit en disant que les nations devoient se faire dans la paix le plus de bien qu’il étoit possible. Il semble odieux de blâmer une maxime de bienfaisance ; mais il n’y a de bon que ce qui est vrai. Je crois peu aux vertus que personne n’a jamais senties, et qui ne peuvent même pas être l’objet du sentiment. Quand je vois un homme qui souffre, je sens de la compassion pour lui ; quand je peux lui faire du bien, je sens mon cœur s’émouvoir, et desirer de pouvoir lui en faire : mais une nation n’offre à mes yeux qu’un être moral qui ne m’affecte pas, et ne parle pas plus à mon cœur qu’à mes sens. Je me borne à ne point faire de mal, parceque faire du mal répugne à mon ame. Si un homme étranger s’offre à moi, il n’est plus étranger pour moi ; c’est un homme, et il a des droits à mon affection. Mais la bienfaisance ne porte que sur les êtres sensibles, et qui peuvent éprouver à leur tour les mêmes impressions de sensibilité que j’éprouve pour eux. C’est une grande source d’erreurs que le langage collectif qui semble faire une seule personne d’une assemblée d’hommes, et lui prête les sentiments d’un homme, et qu’un homme n’éprouve que parce qu’il est un. Pour que je sois sensible au bonheur ou au malheur d’une nation, il faut que je la dépece, pour ainsi dire, afin de voir les particuliers heureux ou malheureux qui la composent.

CXLVII.

Je ne suis pas bien étonné que les tribunaux d’un grand état frappent sans cesse sur la juridiction patrimoniale et ecclésiastique : il est tout simple qu’ils cherchent à attirer tout à eux ; et quelque peu disposé que je sois à prêter des vues constantes aux hommes, il y en a qui naissent tellement de leur position qu’ils ont ces vues même sans le savoir. Ainsi les parlements ayant pris la place du clergé et de la noblesse qui jugeoient jadis les affaires, ils ont dû chercher à écarter par degré la noblesse et le clergé. Et, comme le clergé leur opposoit une résistance plus soutenue, ils ont eu plus à combattre ; tandis que la noblesse, occupée à la guerre, peu curieuse du droit de juger, laissoit entraîner sa jurisdiction, et, quelquefois par raison, quelquefois par avarice, étoit bien aise d’en être dépouillée. Et, au fond, ni la justice criminelle, ni les jugements civils, ne sont bien entre les mains des particuliers ; et, si l’on étoit animé par le desir du bien public, on aimeroit mieux voir la justice entre les mains des villes et des corps intéressés à la manutention de la chose publique que dans les mains des seigneurs, qui n’y prennent aucune part, parcequ’ils n’y entendent rien : et la constitution ne seroit pas changée par ce changement ; car les rangs intermédiaires, seuls nécessaires peut-être à la constitution monarchique, n’en subsisteroient pas moins. Montesquieu est trop féodiste ; et le gouvernement féodal est le chef-d’œuvre de l’absurdité.

Quant à la juridiction ecclésiastique, par quel endroit entre-t-elle dans la constitution monarchique ? Elle est déraisonnable lorsqu’elle sort des bornes ecclésiastiques ; et, si elle n’en sort pas, elle doit se maintenir par la seule persuasion, sans que le prince s’en mêle. Le clergé, par la nature des choses, doit être simple pensionnaire de l’état, comme le précepteur de la maison ; et ceux qui ont des dogmes et des maximes tirées d’un autre monde peuvent prêcher et non gouverner celui-ci.

CXLVIII.

En un sens, la vertu n’est le principe d’aucun gouvernement, quoiqu’elle y soit plus ou moins utile.

Qu’est-ce qu’un bon gouvernement ? Celui dont les lois tendent à assurer la félicité commune, et sont assez justes pour que chacun trouve son intérêt à les observer. Pour cela il ne s’offre que deux moyens ; l’un, d’éclairer assez les hommes pour qu’ils voient clairement que leur intérêt se trouve à obéir aux lois ; le second, d’inspirer de la crainte à ceux qui entreprendroient de les violer. De ces deux moyens le premier ne convient qu’à un bon gouvernement, le second convient à tous, bons et mauvais. Le premier n’a encore été employé nulle part, et j’en sais la raison. Quant à cette espece de fanatisme patriotique qui fut jadis en usage, il ne servit qu’à inspirer des haines nationales, la fureur des conquêtes, et les inquiétudes de l’ambition. Toutes ces passions factices ont un terme, et, ce terme arrivé, l’édifice s’écroule. Elles servent à rendre les peuples célebres, et à couvrir leur empire de gloire et d’éclat, sans les rendre ni heureux ni durables.

En général, les gouvernements ne sont pas faits pour les hommes vertueux, ils n’en ont pas besoin ; mais enfin ceux-là il faut les éclairer, cela suffit. Quant au commun des hommes, il seroit bon de les éclairer, mais il suffit de se faire craindre.

Il n’y a aucun gouvernement qui n’ait besoin de réforme dans ses lois, aucun où elles tendent assez au bien public : presque toutes sont favorables à celui qui possede contre celui qui n’a rien. Il y en a sans nombre qui se mêlent de détails qui ne sont pas de leur ressort, beaucoup qui ont été transportées d’une nation à une autre ; il y en a qui sont trop séveres, d’autres qui supposent un ordre de choses qui n’existe plus, beaucoup qui ont été dictées par l’autorité en sa propre faveur ; que sais-je ? le fanatisme, la bizarrerie, les haines nationales, des orages passagers, des passions populaires, en ont occasionné plusieurs qui restent encore après que tout cela est éteint.

En jetant les yeux sur toutes les especes de gouvernements anciens et modernes, il n’en est aucun où le mal ne contraste à côté du bien. Des hommes indifférents à tout, et qui se croient philosophes, en concluroient que tout est égal, et qu’on peut décider la question de la préférence des gouvernements à croix ou pile. Des hommes atrabilaires en concluroient que le mal est entré dans le monde avec les gouvernements ; des philosophes paresseux en concluroient qu’il faut rester comme on est, et que c’est une folie de réformer ce qui est. N’y auroit-il pas quelque autre conséquence à en tirer ? Ne pourroit-on pas dire que jusqu’à présent on n’a pas assez médité sur les vrais moyens de rendre les peuples heureux ; que les premiers législateurs, trop peu éclairés pour établir un bon systême de gouvernement, ont encore eu le malheur de vouloir assurer l’immutabilité à leur ouvrage encore informe ; que ce n’est que du temps et de l’expérience, du progrès des lumieres et de la liberté, et fort lentement encore, que peut se former le meilleur plan de gouvernement ; que la plus folle de toutes les opinions est celle qui tend à conserver les antiques législations ? On y voit quelquefois des vues sublimes, mais jamais d’ensemble ; des idées hardies, mais trop souvent bizarres ; de grandes vertus, et beaucoup d’ignorance ; en un mot tous les caractères des peuples naissante qui se laissent entraîner à une impression forte et non réfléchie qui les égare par les séduisantes apparences de la gloire et de l’utilité momentanée.

CXLIX.

Dans une monarchie, presque personne n’est bon citoyen ; car on n’y cherche généralement que ses avantages, à l’exclusion des autres. La seule chose à désirer, c’est-qu’on les connoisse bien, et qu’on sache surtout qu’il ne faut pas les chercher à l’exclusion des autres : c’est là. la source de tous les maux politiques ; c’est au gouvernement à y veiller. Dans l’état monarchique, comme dans le despotique, tout tend, tout conspire spire à l’exclusif ; la faveur est le dieu qu’on invoque. On n’y est rien qu’en s’approchant du maître : on est donc nécessairement mauvais citoyen. Comment y seroit-on homme de bien ?

CL.

L’éducation publique et commune est très favorable à la liberté. Si l’éducation particulière s’introduisit jamais dans une république, je tremblerois pour sa liberté. Les peres sont timides, parce qu’ils ont des enfants ; les enfants n’y apprendroient qu’à être insolents, parce qu’ils seroient toujours entourés de valets, c’est-à-dire d’esclaves passagers et mercenaires. Insolents avec eux, ils seroient lâches avec leurs supérieurs ; c’est une conséquence infaillible.

CLI.

Étudiez l’histoire : vous y verrez toutes les grandes actions, soit en bien, soit en mal, dans le passage d’un état à un autre. Ainsi, même dans la lie des siècles, la Hollande nous a offert un grand spectacle lorsqu’elle secoua le joug de Philippe II ;- ainsi Rome, ainsi Athenes, etc. Il faut encore observer que moins un peuple est policé, plus les vertus, comme les vices, sont franches, actives, sauvages même. C’est le jeune homme ardent et plein de force qui n’a point encore réfléchi ; en avançant en âge, il est plus modéré et moins imprudent. Ce n’est pas la petitesse de nos ames, c’est le caractère de prudence et de réflexion ; l’esprit de calcul et de prévoyance, qui nous rend plus timides ; et les grands crimes nous étonnent comme les grandes vertus.

CLII.

Pour établir l’égalité sur un fondement solide, il faut l’établir sur la liberté. Ce n’est pas l’égalité rigoureuse qu’il faut établir, ce sont les grandes inégalités passagères qu’il faut combattre ; car il faut que chaque homme ait droit de se servir de tous ses talents. Que faut-il faire pour obtenir le but de la presqu’égalité sans violence ? Il faudroit, entre autres choses, ne pas régler les testaments, mais ordonner qu’il n’y en aura pas’, et que tous partageront également, s’ils y ont un droit par leur naissance. — Mais c’est borner là liberté du citoyen —. Ce n’est pas moi, c’est la nature. Quand on est mort, on n’est plus libre. — Mais c’est ôter tout frein aux enfans —. Tant pis s’ils obéissent par ce motif : les pères ont tant d’autres moyens !

Je voudrois pourtant qu’il fût permis de faire des donations, parce que, tandis que je vis, je suis le maître de donner ; mais il faudrait fixer bien l’âge où l’on peut donner, parcequ’il y a un excès de jeunesse et de vieillesse, un état de maladie et de foiblesse, où le bon sens n’existe plus, ou n’existe pas encore, où par conséquent l’homme n’est plus libre. Dans une république bien ordonnée, l’excès dans ce genre n’est pas à craindre. On se marie, on a des enfants. En pareil cas les donations sont rares, once sera la faute des enfants.

CLIII.

La plupart des républiques, tant anciennes que modernes, ne sont pas nées dans le sein de la paix, ne sont pas le fruit de la mûre raison, du sentiment vif et profond de l’égalité, moins encore de la persuasion intime que la démocratie fût le meilleur des gouvernements. Les peuples se trouvoient opprimés, leur ame étoit entraînée violemment vers la liberté ; ils secouoient le joug sans avoir même médité les moyens de donner une forme solide à la nouvelle constitution vers laquelle ils se précipitoient aveuglément. Les législateurs, qui sont des hommes, n’avoient point d’autres lumieres que celles de leur siecle ; et souvent ils avoient des passions particulieres. Ceux même qui voulaient le bien avec droiture se livroient à des vertus austeres qui n’ont pas leur source dans la nature humaine, mais dans une fausse idée de perfection impossible à la multitude ; et, comme ils n’étaient point préparés au grand ouvrage qu’ils entreprenoient, ils faisaient des lois pour chaque jour, chaque évènement ; et toujours avec des idées étroites de sévérité domestique.

CLIV.

Je ne sais si Richelieu avoit un caractère aussi élevé qu’on l’a dit ; il n’entendoit rien au moins à l’administration intérieure. Une âme ardente et de grands projets au dehors, joints à de grandes forces, donneront toujours des succès et de la réputation. Les projets même qu’il suivit étoient ceux de Henri IV. Toutes les fois qu’on placera à la tête d’une nation une ame ardente, occupée de suite d’un projet, on sera étonné de ses succès. Voyez ce qu’a fait Frédéric II avec de moindres moyens.

CLV.

Sans doute il faut des recherches scrupuleuses sur les faits qui servent de base aux jugements : mais à quoi bon tant de regles, de restrictions, d’extensions, qui font un art de la raison même, ou, pour parler plus exactement, qui mettent la chicane à la place du bon sens ? à quoi sert cette multitude de lois qu’aucun homme ne peut savoir, et qui décident de la fortune et du repos des citoyens ? en sorte que, sans le savoir, et même en croyant suivre les lumières de la raison, on se trouve exposé à violer des lois qu’on n’a pu reconnoître.

C’est une chose incroyable, et pourtant vraie, qu’on révolte les hommes en leur proposant de revenir à la simple nature. Dites à des Français que toutes les sortes de distinctions sur la nature des biens qui sont admises dans les tribunaux de leur pays sont ridicules, et qu’il ne doit y avoir que des biens libres ; que toutes les lois doivent tendre à conserver la propriété de ces biens : ils ont peine à vous entendre ; et leurs têtes sont si pleines de fiefs, de seigneuries, de cens et rentes, de lods et ventes, de quint et requint, qu’ils imaginent qu’on leur propose d’anéantir la monarchie en rendant les biens libres. Ils oublient qu’on a fait des changements pareils, et qu’on a rendu service à l’état. Ainsi, quand on a affranchi les serfs, quel inconvénient y auroit-il à affranchir les biens ? On détruiroit au moins la moitié des procès ; on favoriseroit le commerce des biens ; on soulageroit les cultivateurs, ruinés par les droits seigneuriaux ; on éteindroit les haines des familles nobles ; on rendroit l’état plus riche ; et chacun, occupé de son bien sans inquiétude, l’amélioreroit avec sécurité.

CLVI.

Il seroit à souhaiter que les juges prissent la maniere des arbitres, en ce sens que la discussion des faits, et même de la loi quand elle n’est pas assez précise, se fît publiquement ; que chacun dit son avis, et les raisons de son avis. Mais je trouve ridicule qu’on se rapproche par simple voie de conciliation. Si la persuasion n’en est pas le principe, on peut céder de ses droits par le simple désir de la paix ; mais on ne peut céder les droits d’un autre, les droits de la vérité, par la vaine et sorte raison qu’il faut se rapprocher de l’avis du plus grand nombre. Cela n’est bien ni dans la république ni ailleurs.

Je trouve un grand inconvénient dans la formule romaine, parceque je trouve que rarement les faits sont assez simples pour comporter un jugement général et tranchant tout à-la-fois. Il y a des modifications, et il faut les énoncer. C’est comme dans les disputes où l’on dit à son adversaire, Répondez nettement oui ou non ; et le plus souvent on ne doit répondre ni l’un ni l’autre pour répondre nettement, même en supposant les lois aussi simples qu’elles peuvent et doivent l’être, même en supposant une démocratie très bien organisée. Le peuple en corps ne peut ni ne doit être juge des affaires particulieres, tant civiles que criminelles ; il n’a ni le temps, ni la patience, ni les connoissances, ni l’équité nécessaires. On peut absolument éclairer le peuple sur ses vrais intérêts ; mais comment éclairer une multitude sur des choses auxquelles elle ne prend aucun intérêt ?

CLVII.

La vertu d’une femme, quoi qu’en puissent dire de petits philosophes, consiste dans le respect pour soi-même, et l’amour de la chasteté. Sans doute l’incontinence publique est l’excès de la corruption dans une femme, mais ce n’est jamais un vice national. Ce n’est jamais, dans l’état le plus corrompu, que le petit, et très petit nombre qui se voue à l’incontinence publique, à prendre ce mot dans le sens naturel. La perte de la vertu précede toujours l’incontinence publique, et n’en est pas toujours suivie. Une fille qui a un amant, une femme même qui en a un, sont encore loin d’être des femmes perdues, si elles n’ont d’autre guide que l’amour et la véritable tendresse. La corruption des femmes consiste, à parler correctement, à n’avoir d’autre motif dans leurs foiblesses que l’amour et la recherche du plaisir, sans que le goût personnel y influe. Celle qui a été entraînée par une foule de sentiments vers l’objet de son amour, celle qui a aimé long-temps avant de penser au but de l’amour, celle qui n’a cédé aux desirs de son amant que parceque l’amour dominoit son ame avant d’agir sur ses sens ; elle peut être coupable, mais n’est point une femme perdue : elle aura manqué aux lois de la société, mais elle n’a point violé celles de la pudeur : elle est assurément bien loin de l’incontinence publique.

Les bons législateurs n’exigent point une certaine gravité de mœurs ; ils se bornent à établir par des lois indirectes la pureté des mœurs ; et cela est plus aisé qu’on ne croit. Avec cette gravité de mœurs la société domestique est dure, impérieuse, tyrannique ; et ce n’est pas là le but d’une bonne législation, car ce n’est pas le but de la nature. Que si l’on me demande comment on établit la pureté des mœurs par des lois indirectes, je réponds que c’est en favorisant les mariages et le divorce, en rendant les successions égales entre freres et sœurs, les charges non héréditaires. et sur-tout par l’institution nationale bien éclairée.

CLVIII.

Combien chez les Romains il résultoit d’inconvénients du tribunal domestique ! 1°. La moitié du genre humain étoit en quelque façon esclave : 2°. l’arbitraire étoit introduit, non seulement dans la punition des crimes, mais encore dans l’estimation : 3o. les enfants étoient amenés par degrés à n’honorer que le pere, parcequ’il avoit seul une vraie autorité : 4o. les femmes n’étoient plus regardées comme les compagnes de leurs maris ; et dès lors on ôtoit à la nature un des plus puissants ressorts pour adoucir les mœurs des hommes.

Je n’aime point à voir les lois, et moins encore un tribunal domestique et arbitraire, décider de ce qu’on se doit à soi-même. C’est l’éducation seule qui doit nous en instruire. On ne doit être puni qu’autant que l’on manque aux autres. Si l’on ne manque qu’à soi, on sera puni par les suites nécessaires de ses fautes.

L’adultere soumis à une accusation publique est le délire de la législation. Le mari ou la femme ont droit de se séparer en pareil cas, parce que la séparation est faite par l’adultere même. Mais à quoi servent les punitions en ce genre ? Le crime est si difficile à prouver, et quand il devient commun il échappe si aisément à la punition, il cesse si facilement d’être regardé comme un crime, et enfin ce crime est tellement fait pour l’ombre et le silence, qu’autant vaut ne pas le rechercher. Il suffit de laisser la liberté du divorce.

CLIX.

Il n’y a au fond qu’une seule loi ; c’est la loi naturelle, qui roule toute sur un petit nombre de principes applicables à tous les objets qui intéressent l’humanité. Le droit naturel, c’est le droit qu’a chaque homme de veiller à sa propre sûreté, à la conservation de ses biens ; et le premier de tous, c’est la liberté la plus étendue, qui par-là même exclut celle de nuire.

Le droit divin est pour chaque homme la liberté d’obéir à ce qu’il croit les lois de Dieu ; et les autres hommes, soit rois, soit concitoyens, n’ont à cet égard que le droit d’empêcher qu’on ne prenne pour lois de Dieu des erreurs nuisibles aux autres. Tout cela n’est que le droit naturel qu’a chaque homme de penser et d’agir librement ; et l’état n’a à y voir que pour empêcher qu’on ne nuise.

Le droit ecclésiastique, c’est le droit qu’ont les hommes de faire telles associations que bon leur semble, pourvu qu’elles ne nuisent à personne ni dans sa liberté ni dans ses biens.

Le droit des gens, le droit politique, le droit civil, etc., tout n’est que le droit qu’on a d’empêcher le mal qu’on veut nous faire, à la charge que nous n’en ferons point.

Quant au droit de conquête, je ne le connois pas, à moins qu’il ne se borne à repousser un aggresseur injuste, et à le mettre hors d’état de nous nuire, sans aller au-delà. Le droit domestique m’est aussi inconnu, si on le distingue du droit qu’a chaque homme de chercher son propre avantage sans nuire aux autres. J’ajoute que je ne connois pas d’autorité paternelle distinguée de l’obligation imposée par le penchant de la nature, de servir de guide à ses enfants jusqu’à ce qu’ils puissent être leurs propres guides.

La sublimité de la raison humaine consiste à bien assurer le droit naturel de chaque homme, en sorte qu’il ne soit pas effacé par des droits imaginaires. Ce n’est pas en s’asservissant à des ordres de choses purement factices que l’on trouvera le vrai ; on ne trouvera que le moyen de tout embrouiller.

CLX.

En examinant l’état actuel de tous les empires, on voit : qu’il n’y en a aucun dont le domaine puisse suffire à sa dépense ; que quand les dépenses varient sans cesse il faut un revenu qui puisse varier comme elles. On auroit vu que les domaines des souverains sont toujours mal administrés, pour les frais aussi-bien que pour le produit ; que le seul revenu qui convienne est une contribution proportionnelle des biens de chaque citoyen, etc. ; et delà on auroit conclu qu’il ne faut point de domaine. Il est nécessaire qu’il y ait un revenu pour les dépenses communes ; mais un revenu et un domaine ne sont pas des mots synonymes.

FIN.