Pensées philosophiques/Pensées inédites

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Pensées philosophiques
Pensées philosophiques, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierI (p. 169-170).


Nous plaçons ici deux Pensées inédites, relevées sur les manuscrits de Diderot à la Bibliothèque de l’Ermitage. Elles se rapportent exactement à ce qui précède, et l’une d’elles, la seconde, porte en tête l’indication : Pensée philosophique.



Anciennement, dans l’île de Ternate, il n’était pas permis à qui que ce soit, pas même aux prêtres, de parler de religion. Il n’y avait qu’un seul temple ; une loi expresse défendait qu’il y en eût deux. On n’y voyait ni autel, ni statues, ni images. Cent prêtres, qui jouissaient d’un revenu considérable, desservaient ce temple. Ils ne chantaient ni ne parlaient, mais dans un énorme silence ils montraient avec le doigt une pyramide sur laquelle étaient écrits ces mots : Mortels, adorez Dieu, aimez vos frères et rendez-vous utiles à la patrie.



Un homme avait été trahi par ses enfants, par sa femme et par ses amis ; des associés infidèles avaient renversé sa fortune et l’avaient plongé dans la misère. Pénétré d’une haine et d’un mépris profond pour l’espèce humaine, il quitta la société et se réfugia seul dans une caverne. Là, les poings appuyés sur les yeux, et méditant une vengeance proportionnée à son ressentiment, il disait : « Les pervers ! Que ferai-je pour les punir de leurs injustices, et les rendre tous aussi malheureux qu’ils le méritent ? Ah ! s’il était possible d’imaginer… de les entêter d’une grande chimère à laquelle ils missent plus d’importance qu’à leur vie, et sur laquelle ils ne pussent jamais s’entendre !… » À l’instant il s’élance de la caverne en criant : « Dieu ! Dieu !… » Des échos sans nombre répètent autour de lui : « Dieu ! Dieu ! » Ce nom redoutable est porté d’un pôle à l’autre et partout écouté avec étonnement. D’abord les hommes se prosternent, ensuite ils se relèvent, s’interrogent, disputent, s’aigrissent, s’anathématisent, se haïssent, s’entr’égorgent, et le souhait fatal du misanthrope est accompli. Car telle a été dans le temps passé, et telle sera dans le temps à venir, l’histoire d’un être toujours également important et incompréhensible.