Servitude et grandeur militaires/I/4

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Société des amis des livres (p. 29-39).


LAURETTE


OU


LE CACHET ROUGE


CHAPITRE IV


DE LA RENCONTRE QUE JE FIS UN JOUR SUR LA GRANDE ROUTE


La grande route d’Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s’étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d’une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, je passai sur cette route, et je fis une rencontre que je n’ai point oubliée depuis.

J’étais seul, j’étais à cheval, j’avais un bon manteau, un casque noir, des pistolets et un grand sabre ; il pleuvait à verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens que je chantais Joconde à pleine voix. J’étais si jeune ! — La maison du Roi, en 1814, avait été remplie d’enfants et de vieillards ; l’Empire semblait avoir pris et tué les hommes.

Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis XVIII ; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges, tout à l’horizon au nord ; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leurs lances à l’autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval : il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron ; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d’or ; j’entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l’étrier, et je me sentis très-fier et parfaitement heureux.

Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n’entendre que moi, et je n’entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval, qui pataugeaient dans les ornières. Le pavé de la route manqua ; j’enfonçais, il fallut prendre le pas. Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d’une croûte épaisse de boue jaune comme de l’ocre ; en dedans elles s’emplissaient de pluie. Je regardai mes épaulettes d’or toutes neuves, ma félicité et ma consolation ; elles étaient hérissées par l’eau, cela m’affligea.

Mon cheval baissait la tête ; je fis comme lui : je me mis à penser, et je me demandai, pour la première fois, où j’allais. Je n’en savais absolument rien ; mais cela ne m’occupa pas longtemps : j’étais certain que, mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon cœur un calme profond et inaltérable, j’en rendis grâce à ce sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me l’expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaiement portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d’hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu’il ne se peut soustraire à nulle des dettes de l’Honneur, je compris que c’était une chose plus facile et plus commune qu’on ne pense, que l’ABNÉGATION.

Je me demandais si l’Abnégation de soi-même n’était pas un sentiment né avec nous ; ce que c’était que ce besoin d’obéir et de remettre sa volonté en d’autres mains, comme chose lourde et importune ; d’où venait le bonheur secret d’être débarrassé de ce fardeau, et comment l’orgueil humain n’en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux, mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les Armées la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s’arrêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense ; mais l’obéissance militaire, passive et active en même temps, recevant l’ordre et l’exécutant, frappant, les yeux fermés, comme le Destin antique ! Je suivais dans ses conséquences possibles cette Abnégation du soldat, sans retour, sans conditions, et conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.

Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant l’heure à ma montre, et voyant le chemin s’allonger toujours en ligne droite, sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu’à l’horizon, comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l’entourait, et quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu d’une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.

En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j’y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c’était quelqu’un. Je n’en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu’il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s’allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J’avais faim, j’espérai que c’était la voiture d’une cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il enfonçait jusqu’au ventre quelquefois.

À une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d’une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s’embourbaient jusqu’à l’essieu ; un petit mulet qui les tirait était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m’approchai de lui et le considérai attentivement.

C’était un homme d’environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d’infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l’uniforme, et l’on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage endurci mais bon, comme à l’armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu’il arma, en passant de l’autre côté de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant:

— Ah ! c’est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte ?

— Volontiers, dis-je en m’approchant, il y a vingt-quatre heures que je n’ai bu.

Il avait à son cou une noix de coco très bien sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d’argent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il me la passa, et j’y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir ; je lui rendis le coco.

— À la santé du roi ! dit-il en buvant ; il m’a fait officier de la Légion d’Honneur, il est juste que je le suive jusqu’à la frontière. Par exemple, comme je n’ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c’est mon devoir.

En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n’avions pas de temps à perdre ; et comme j’étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardais toujours sans questionner, n’ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez fréquente parmi nous.

Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s’arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m’arrêtai aussi et je tâchai d’exprimer l’eau qui remplissait mes bottes à l’écuyère, comme deux réservoirs où j’aurais eu les jambes trempées.

— Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.

— Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.

— Bah ! dans huit jours vous n’y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée ; c’est quelque chose que d’être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j’ai là-dedans ?

— Non, lui dis-je.

— C’est une femme.

Je dis : — Ah ! — sans trop d’étonnement, et je me remis en marche tranquillement, au pas. Il me suivit.

— Cette mauvaise brouette-là ne m’a pas coûté bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus ; mais c’est tout ce qu’il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.

Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué ; et comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s’approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant : ― Eh bien, vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.

Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l’armée le luxe et les grades de ces corps d’officiers.

— Cependant, ajouta-t-il, je n’accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n’est pas mon affaire, à moi.

— Mais, commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.

— Bah ! une fois par an, à l’inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi j’ai toujours été marin, et depuis fantassin ; je ne connais pas l’équitation.

Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme s’attendant à une question ; et comme il ne venait pas un mot, il poursuivit :

— Vous n’êtes pas curieux, par exemple ! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.

— Je m’étonne bien peu, dis-je.

— Oh ! cependant si je vous contais comment j’ai quitté la mer, nous verrions.

— Eh bien, repris-je, pourquoi n’essayez-vous pas ? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m’entre dans le dos et ne s’arrête qu’à mes talons.

Le bon chef de bataillon s’apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d’enfant. Il rajusta sur sa tête le shako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d’épaule que personne ne peut se représenter s’il n’a servi dans l’infanterie, ce coup d’épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment de son poids ; c’est une habitude du soldat, qui, lorsqu’il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d’encouragement dans le ventre du petit mulet, et commença.