Trente ans de Paris/La fin d’un pitre et de la bohême de Murger

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Marpon et Flammarion (p. 229-256).

LA FIN D’UN PITRE
et de la bohème de murger

Sur mes dix-huit ans, je connus un personnage assez singulier, qui m’apparaît à distance comme la vivante incarnation d’un monde à part, au langage spécial, aux mœurs étranges, monde aujourd’hui disparu et presque oublié, mais qui tint grande place un moment dans le Paris de l’empire. Je veux parler de cette bande tzigane, irréguliers de l’art, révoltés de la philosophie et des lettres, fantaisistes de toutes les fantaisies, insolemment campée en face du Louvre et de l’Institut, et que Henri Murger, non sans embellir, sans en poétiser quelque peu le souvenir, a célébrée sous le nom de Bohême. Nous appellerons Desroches ce personnage. Je l’avais rencontré dans un bal du quartier Latin, avec des amis, un soir d’été. Rentré chez moi très tard, — ma petite chambre de la rue de Tournon, — je dormais à poings serrés le lendemain matin, quand aux pieds de mon lit se dressa un monsieur en habit noir, habit étriqué, de ce noir étrange que savent seuls se procurer les policiers et les croque-morts.

— Je viens de la part de M. Desroches.

— M. Desroches ? Quel M. Desroches ? fis-je en me frottant les yeux, car mes souvenirs, ce matin-là, s’obstinaient à se réveiller beaucoup plus tard que ma personne.

— M. Desroches du Figaro ; vous avez passé hier la soirée ensemble ; il est au poste, et se réclame de vous.

— M. Desroches… oui… parfaitement… il se réclame… eh bien, qu’on le lâche !

— Pardon, ce serait trente sous !

— Trente sous !… Pourquoi ?

— C’est l’usage…

Je donnai les trente sous. L’habit noir s’en alla, et je demeurai assis sur mon lit, rêvant à moitié et ne comprenant pas bien par suite de quelles aventures bizarres je me trouvais amené, — nouveau frère de la Merci, — à racheter, moyennant un franc cinquante, un rédacteur du Figaro des griffes non des Turcs, mais de la police.

Mes réflexions ne furent pas longues. Cinq minutes après, Desroches, délivré de ses fers, entrait en souriant dans ma chambre :

— Mille excuses, mon cher confrère, tout ceci est la faute des Raisins muscats… oui ! les Raisins muscats, mon premier article, paru hier au Figaro. Sacrés Raisins muscats ! vous comprenez, j’avais touché l’argent… mon premier argent… ça m’a monté à la tête… Nous avons roulé tout le quartier en vous quittant… par exemple, à la fin, mes souvenirs se troublent… j’ai pourtant la sensation vague d’un coup de pied reçu quelque part… Puis, je me suis trouvé au poste… une nuit charmante ! … on m’avait d’abord fourré dans le fond, vous savez… le trou noir : ça puait ! … mais j’ai fait rire ces messieurs… ils ont bien voulu me prendre avec eux dans le corps de garde… nous avons causé, joué aux cartes… il a fallu que je leur lise les Raisins muscats, un succès ! … Étonnant, le goût des sergents de ville…

Jugez de ma stupéfaction et de l’effet produit sur ma naїve et provinciale jeunesse par la révélation de ces extravagantes mœurs littéraires ! Et le confrère qui me racontait ainsi ses aventures était un petit homme tout rond, brossé, rasé, affectant des façons polies, et dont les guêtres blanches, la redingote de coupe bourgeoise faisaient le plus parfait contraste avec des gestes endiablés et les grimaces de sa figure de pitre. Il m’étonnait, m’effrayait, s’en rendait compte, et prenait plaisir évidemment à exagérer en mon honneur le cynisme de ses paradoxes.

— Vous me plaisez, dit-il en me quittant ; venez donc me voir dimanche prochain dans l’après-midi… j’habite un coin ravissant, près du château des Brouillards, sur les buttes, du côté qui regarde Saint-Ouen, vous savez bien, la vigne de Gérard de Nerval !… Je vous présenterai à ma femme ; elle en vaut la peine… Justement, j’ai reçu une barrique de vin nouveau ; nous boirons à la tasse, comme chez les gros marchands de Bercy, et nous dormirons dans la cave… Et puis, un ami à moi, un dominicain défroqué d’avant-hier, doit venir me lire un drame en cinq actes. Vous l’entendrez : sujet superbe ; on s’y viole tout le temps… voilà qui est entendu. La vigne de Gérard de Nerval, n’oubliez pas l’adresse !

Tout se vérifia de ce que Desroches m’avait promis. Nous bûmes à même le vin nouveau, et, le soir, le soi-disant dominicain nous lut son drame. Dominicain ou non, c’était un grand et superbe Breton, à larges épaules taillées pour le froc, avec quelque chose du prédicateur dans l’arrondissement de la voix et des gestes. Il s’est fait depuis un nom dans les lettres. Son drame ne m’étonna point. Il est vrai de dire que, après une après-midi passée à la vigne de Gérard de Nerval, dans ce que Desroches appelait son intérieur, l’étonnement n’était point facile.

Avant de gravir les buttes, j’avais voulu relire les pages exquises que Gérard, l’amoureux de Sylvie dans ses Promenades et Souvenirs, consacre à la description de cette pente septentrionale de Montmartre, coin de campagne enclos dans Paris, et d’autant plus précieux et cher : «… Il nous reste un certain nombre de coteaux ceints d’épaisses haies vertes que l’épine-vinette décore tour à tour de ses fleurs violettes et de ses baies pourprées… Il y a là des moulins, des cabarets et des tonnelles, des élysées champêtres et des ruelles silencieuses… on rencontre même une vigne, la dernière du cru célèbre de Montmartre, qui luttait, du temps des Romains, avec Argenteuil et Suresnes. Chaque année, cet humble coteau perd une rangée de ses ceps rabougris qui tombe dans une carrière. Il y a dix ans, j’aurais pu l’acquérir au prix de dix mille francs… j’aurais fait faire dans cette vigne une construction si légère ! une petite villa dans le goût de Pompéi, avec un impluvium et une cella… »

C’est dans ce rêve grec d’un poète qu’habitait mon ami Desroches. C’est là, antithèse effroyable ! que, par un clair été bleu, sous un berceau de sureaux en fleurs où bourdonnaient des vols d’abeilles, il me présenta un monstre androgyne en costume de charretier : blouse bleue, cotte de velours, bonnet rayé de rouge sur l’oreille, le fouet en travers des épaules :

— M. Alphonse Daudet… Mme Desroches !

Car ce monstre était réellement sa femme, sa légitime femme, toujours dans ce costume, qui lui plaisait, et qui, certes, allait on ne peut mieux à sa figure, à sa voix mâle.


Fumant, crachant, jurant, ayant de l’homme tous les vices, elle menait à grands coups de fouet la maisonnée, son époux d’abord, fort dompté, et puis deux maigres filles, ses filles ! à tournure étrange et garçonnière, dont les treize et quinze ans mûris trop tôt et montés en graine promettaient tout ce que les quarante de madame leur mère tenaient. Ça valait la peine, en effet, comme il l’avait dit, de connaître cet intérieur-là…

Desroches était pourtant le fils d’un riche et régulier marchand parisien, fabricant de bijoux, je crois. Son père l’avait maudit plusieurs fois et lui servait une petite rente. L’exemple n’est pas rare, en France, de ces enragés, sortes de fléaux de Dieu, apparaissant tout à coup dans les familles, pour troubler la quiétude, remettre en circulation les pièces d’or accumulées, punir enfin la bourgeoisie dans ce qu’elle peut avoir de trop égoїstement bourgeois. Et j’en ai connu plus d’un de ces canards couvés par des poules, qui, aussitôt éclos, courent à la mare. La mare, c’est l’art, ce sont les lettres, le métier ouvert à tous sans patente ni diplôme. Desroches, au sortir du collège, avait donc pataugé dans l’art, dans tous les arts. Il avait commencé par la peinture, et le passage dans les ateliers de ce cynique à froid, régulier, boutonné, gardant, au milieu des plus échevelées fantaisies, le stigmate indélébile, la marque bourgeoise d’origine, était demeuré légendaire. La peinture n’ayant pas voulu de lui, Desroches s’était rué sur la littérature. Il venait de faire les Raisins muscats, — inspirés peut-être par sa vigne, — les Raisins muscats, cent lignes, un article ! Vainement, depuis, essaya-t-il d’en faire un autre ; jamais il ne put retrouver la veine, et atteignit quarante ans, ayant pour œuvres complètes les Raisins muscats !

La conversation, les fusées de l’ami Desroches m’amusaient ; seulement, son intérieur ne me plaisait guère. Je ne retournai plus à Montmartre, mais je passais l’eau quelquefois, le soir, pour aller le voir rue des Martyrs, à la brasserie. La brasserie des Martyrs, si calme maintenant, et où les merciers de la rue font leur partie de dames, représentait alors une puissance en littérature. La brasserie rendait des arrêts, on était célèbre par la brasserie ; et, dans le grand silence de l’empire, Paris se retournait au bruit que faisaient là, tous les soirs, quatre-vingt ou cent bons garçons, en fumant des pipes, en vidant des chopes. On les appelait bohêmes, et ils ne s’en fâchaient point. Le Figaro, celui d’alors, non politique et paraissant une fois par semaine seulement, était le plus souvent leur tribune.

Il fallait voir la brasserie, — nous disions la Brasserie tout court, comme les Romains disaient la Ville en parlant de Rome, — il fallait voir la brasserie, le soir, sur les onze heures, dans le brouhaha de toutes les voix, dans la fumée de toutes les pipes !

Murger y trônait, à la table du milieu ; Murger, l’Homère de ce monde découvert par lui, et que sa fantaisie a quelque peu coloré en rose. Décoré, désormais célèbre, publiant ses romans à la Revue des deux mondes, il n’en revenait pas moins à la brasserie, pour s’y retremper, disait-il, et aussi pour recevoir les hommages des braves gens qu’il avait peints. On me le montra : une tête grasse et triste, les yeux rougis, la barbe rare, indices du médiocre sang parisien.


Il habitait Marlotte, près de la forêt de Fontainebleau ; toujours un fusil sur l’épaule, feignant de chasser, mais courant après la santé plus qu’après les perdrix ou les lièvres. Son séjour dans le village avait attiré là toute une colonie parisienne, hommes et femmes, fleurs de bitume et de brasserie, d’un si singulier effet sous les grands chênes ; Marlotte s’en ressent encore. Dix ans après la mort de Murger, — mort, comme on sait, à l’hôpital Dubois, — je me trouvais là avec quelques amis, chez la mère Antony, cabaret célèbre ! Un vieux paysan buvait près de nous, un paysan à la Balzac, terreux et tanné. Une vieille vint le chercher, en guenilles, coiffée d’un madras rouge. Elle l’appela mange-tout, ivrogne ; lui, voulut la faire trinquer.

— Votre femme n’est pas douce ! dit quelqu’un, lorsqu’elle fut partie.

— Ce n’est pas ma femme, c’est ma maîtresse ! répondit le vieux paysan.

Il aurait fallu entendre de quel ton ! Évidemment, le bonhomme connaissait Murger et ses amis, et menait la vie de bohême à sa manière.

Rentrons à la brasserie. À mesure que mes yeux s’habituaient au picotement de la fumée, je voyais à droite et à gauche, de tous les coins, dans le brouillard, émerger des têtes fameuses.

Chaque grand homme avait sa table, qui devenait le noyau, le centre de tout un clan d’admirateurs.

Pierre Dupont, vieux à quarante-cinq ans, gras et voûté, et son bel œil de bœuf de labour visible à peine sous des paupières alourdies, essayait, coudes sur table, de chanter quelques-unes de ces chansons politiques ou rustiques au rythme d’or, toutes frémissantes des beaux rêves de 48, toutes résonnantes des mille bruits de métiers de la Croix-Rousse, tout embaumées des mille parfums des vallées lyonnaises. La voix n’y était plus ; brûlée par l’alcool, elle ressemblait à un râle.

« Il te faut les champs, mon pauvre Pierre ! » lui disait Gustave Mathieu, le chantre des Bons Vins, du Coq Gaulois et des Hirondelles. De bonne souche de bourgeois nivernais, celui-ci avait navigué dans sa jeunesse, et gardait de ses voyages le goût très vif de l’air pur et des vastes horizons. Il trouvait cela autour de sa petite maison de Bois-le-Roi, et ne venait guère à la brasserie que pour la traverser, cambré, souriant, l’air d’un Henri IV, et, en toute saison, un bouquet de fleurs des champs à la boutonnière.

Dupont est mort à Lyon, dans la noire cité industrielle, assez misérablement. Sain et sec comme un cep de vigne, Mathieu lui a longtemps survécu. Il y a seulement quelques années, après une courte maladie, ses amis l’ont conduit au petit cimetière de Bois-le-Roi, cimetière qu’une simple haie sépare des champs, vrai cimetière de poète où l’on dort sous les roses, à l’ombre des chênes.

Le premier soir où je vis Gustave Mathieu, un grand diable roux et maigre, aux airs fendeurs de capitan, était assis près de lui, imitant sa voix, copiant ses gestes ; Fernand Desnoyers, un original qui fit Bras-Noir, pantomime en vers !


De l’autre côté de la table, quelqu’un discutait avec Dupont : c’était Reyer, crispé, rageur, qui notait les airs trouvés sans art par le poète, Reyer, l’auteur futur de la Statue, de Sigurd et de tant d’autres belles œuvres.

Que de souvenirs évoque en moi ce seul nom, la Brasserie ; que de physionomies pour la première fois aperçues là, au reflet des chopes, dans la fumée !

Citons au hasard dans le grand nombre des disparus, parmi les rares qui survivent. Voici Monselet, prosateur délicat, fin poète ; souriant, frisé, grassouillet, M. de Cupidon ressemble à un abbé galant, d’ancien régime ; on cherche à son dos le petit manteau, envolé comme une paire d’ailes. Champfleury, alors chef d’école, père du réalisme, et confondant dans le même furieux amour la musique de Wagner, les vieilles faїences et la pantomime. La faїence, à la fin, l’a emporté : Champfleury, au comble de ses vœux, est aujourd’hui conservateur du musée céramique de Sèvres.

Voici Castagnary, en gilet à grands revers, à la Robespierre, taillé dans le velours d’un vieux fauteuil. Maître clerc chez un avoué, il s’est échappé de l’étude, pour venir réciter les Châtiments de Victor Hugo dans toute leur saveur de fruit défendu. On l’entoure, on l’acclame ; mais le voilà parti, cherchant Courbet, il lui faut Courbet, il a besoin de causer avec Courbet pour sa « Philosophie de l’art au Salon de 1857 ». Sans renoncer à l’art, et tout en continuant à écrire d’une plume allègre plus d’une page remarquable sur nos Salons annuels, le finaud Saintongeois, toujours souriant d’un sourire narquois derrière ses moustaches tombantes, s’est laissé peu à peu glisser dans la politique. Conseiller municipal, puis directeur du Siècle, au conseil d’État aujourd’hui, il ne déclame plus de vers et ne porte plus de gilet rouge.

Voici Charles Baudelaire, un grand poète tourmenté en art par le besoin de l’inexploré, en philosophie par la terreur de l’inconnu. Victor Hugo a dit de lui qu’il a inventé un frisson nouveau. Et personne, en effet, n’a fait parler comme lui l’âme des choses ; personne n’a rapporté de plus loin ces fleurs du mal, éclatantes et bizarres comme des fleurs tropicales qui poussent gonflées de poison, dans les mystérieuses profondeurs de l’âme humaine. Patient et délicat artiste, très préoccupé de la phrase et du mot, par une cruelle ironie du sort, Baudelaire est mort aphasique, gardant intacte son intelligence, ainsi que l’exprimait douloureusement la plainte de son œil noir, mais ne trouvant plus pour traduire ses pensées que le même juron confus, mécaniquement répété. Correct et froid, d’un esprit coupant comme l’acier anglais, d’une politesse paradoxale, à la brasserie il étonnait les habitués en buvant des liqueurs d’outre-Manche en compagnie de Constantin Guys le dessinateur ou de l’éditeur Malassis.

Un éditeur comme on n’en fait guère, celui-là : spirituel et curieusement lettré, il mangeait royalement une belle fortune de province à imprimer les gens qui lui plaisaient. Mort aussi, mort en souriant, peu fortuné, mais sans une plainte. Et je ne songe pas sans émotion à cette tête narquoise et pâle, allongée par les deux pointes d’une barbe rousse, un Méphistophélès du temps des Valois.

Alphonse Duchesne et Delvau m’apparaissent aussi dans un coin de la brasserie, deux encore ! Singulier destin que celui de cette génération si tôt fauchée, où l’on ne dépasse pas quarante ans ! Delvau, Parisien curieux de Paris, l’admirant dans ses fleurs, l’aimant dans ses verrues, fils de Mercier et de Rétif de la Bretonne, dont les petits livres très soignés, pleins de menus faits et d’observations pittoresques, sont devenus le régal des gourmets et la joie des bibliophiles. Alphonse Duchesne, alors tout échauffé de sa grande querelle avec Francisque Sarcey qui, plantant le drapeau des Normaliens en face du drapeau des Bohêmes, venait de débuter en littérature par un article batailleur : les Mélancoliques de brasserie.

C’est à la brasserie qu’Alphonse Duchesne et Delvau écrivaient ces « Lettres de Junius » qu’un commissionnaire mystérieux remettait au Figaro toutes les semaines, et qui bouleversèrent Paris. Villemessant ne jurait plus que par ce mystérieux Junius. C’était évidemment un grand personnage. Tout l’indiquait : l’allure des lettres, leur ton cassant et gentilhomme, un parfum de noblesse et de vieux faubourg.


Aussi quelle fureur, le jour où le masque tomba, et quand on apprit que ces pages aristocratiques étaient écrites au jour le jour, par deux bohêmes besogneux, sur une table de cabaret ! Pauvre Delvau ! pauvre Duchesne ! Villemessant ne leur a jamais pardonné.

J’en passe, car il faudrait tout un volume pour décrire la brasserie table par table. Voici la table des penseurs : ils ne disent rien, ceux-là, ils n’écrivent pas, ils pensent. On les admire de confiance, on les dit profonds comme des puits, et le fait est qu’on peut le croire, à les voir engloutir des bocks. Crânes dénudés, barbes en cascade, un parfum de gros tabac, de soupe aux choux et de philosophie.

Plus loin, des vareuses, des bérets, des cris d’animaux, des charges, des calembours ; ce sont des artistes, des sculpteurs, des peintres. Au milieu d’eux, une tête fine et douce, Alexandre Leclerc, dont les Prussiens ont détruit les fresques fantasques qui couvraient les murs du cabaret du Moulin-de-Pierre, à Châtillon.

Celui-là, on le trouva pendu, un jour ; pendu assis et tirant sur la corde, au milieu d’un fouillis de tombes, tout en haut du Père-Lachaise, à l’endroit d’où Balzac montre Paris immense à Rastignac. Dans mes souvenirs de la brasserie, Alexandre Leclerc est toujours joyeux, il chante des chansons picardes ; et ces airs de pays, ces couplets rustiques répandent autour de sa table, dans l’air saturé de tabac, je ne sais quelle poésie pénétrante de blés et de plaines.

Et les femmes que j’oubliais, car il y a là des femmes, d’anciens modèles, de belles personnes un peu fanées. Têtes singulières et noms étranges, sobriquets qui sentent le mauvais lieu, particules prétentieuses : Titine de Barancy et Louise Coup-de-Couteau. Types irréguliers, singulièrement affinés, ayant passé de main en main, et de chacune de leurs mille liaisons ayant gardé comme un frottis d’érudition artistique. Elles ont des opinions sur tout, se déclarant, selon l’amoureux du jour, réalistes ou fantaisistes, catholiques ou athées. C’est attendrissant et ridicule.

Quelques nouvelles, toutes jeunes, admises par le redoutable aréopage ; la plupart vieillies sur place et ayant conquis par ancienneté une sorte d’autorité incontestée. Et puis les veuves, les anciennes d’auteurs ou d’artistes connus, en train de faire l’éducation de quelque débutant arrivé la veille de sa province. Tout cela roulant, fumant des cigarettes qui poussent leur petite spirale bleue dans le brouillard gris des pipes et des haleines.

Les bocks roulent, les garçons courent, les discussions s’échauffent ; ce sont des cris, des bras levés, des crinières qu’on secoue, et au milieu, criant pour deux, gesticulant pour quatre, debout sur une table, ayant l’air de nager parmi un océan de têtes, Desroches, qui conduit et domine de sa voix de pitre le grand vacarme de la foire. Il est bien ainsi, l’air inspiré, la chemise ouverte, la cravate débridée, flottante, un vrai bâtard du neveu de Rameau !

Il vient là tous les soirs s’étourdir, se griser de paroles et de bière, nouer des collaborations, raconter des projets de livres, se mentir à lui-même et oublier que la maison est devenue odieuse, le travail assis, impossible, et qu’il ne serait même plus capable de recommencer les Raisins muscats. Sans doute il y avait à la brasserie de nobles esprits, des préoccupations sérieuses ; et parfois un beau vers, un paradoxe éloquent, rafraîchissait l’atmosphère comme un courant d’air pur, dissipant la fumée des pipes. Mais pour quelques hommes de talent, que de Desroches ! Pour quelques instants de belle fièvre, que d’heures maussades et perdues !

Puis quelle tristesse le lendemain, quels réveils amers dans le découragement de la nausée, quel dégoût d’une telle vie sans la force d’en changer ! Voyez Desroches ; il ne rit plus, sa grimace se détend, il vient de penser aux enfants qui grandissent, à la femme qui vieillit et de plus en plus s’encanaille, au fouet, au bonnet, à la blouse, au costume de charretier, original jadis, un soir de bal, quand on le mit pour la première fois, maintenant nauséabond.

Quand ces idées noires le prenaient, Desroches disparaissait, s’en allait en province, traînant après lui son étrange famille.

Marchand de montres, comédien à Odessa, recors à Bruxelles, compère d’un escamoteur, quels étranges métiers n’a-t-il pas faits ? Puis il revenait fatigué bien vite, dégoûté, même de cela.

Un jour, au bois de Boulogne, il voulut se pendre, mais des gardiens le décrochèrent. On le blagua à la brasserie, il parlait lui-même de son aventure avec un petit rire faux. Quelque temps après, décidé à en finir, il se précipita dans une des épouvantables carrières, abîmes de calcaire et de glaise comme il y en a autour des fortifications de Paris. Il passa la nuit là, les côtes broyées, les poignets et les cuisses brisés. Il vivait encore quand on l’en retira.

« Allons, bon ! dit-il, on va m’appeler l’homme qui se rate toujours. »

Ce furent ses dernières paroles. Il eut soixante jours d’agonie, puis mourut. Je ne l’oublierai jamais.