Trente ans de Paris/Premier habit

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Marpon et Flammarion (p. 45-64).

PREMIER HABIT

Comment l’avais-je eu, cet habit ? Quel tailleur des temps primitifs, quel inespéré Monsieur Dimanche, s’était, sur la foi de fantastiques promesses, décidé à me l’apporter un matin, tout flambant neuf, et artistement épinglé dans un carré de lustrine verte ? Il me serait bien difficile de le dire. De l’honnête tailleur, je ne me rappelle rien — tant de tailleurs depuis ont traversé ma carrière ! — rien, si ce n’est, dans un lumineux brouillard, un front pensif avec de grosses moustaches. L’habit, par exemple, est là, devant mes yeux. Son image, aprés vingt ans, reste encore gravée dans ma mémoire comme sur l’impérissable airain. Quel collet, jeunes gens, et quels revers ! Quels pans, surtout, taillés en bec de flûte ! Mon frére, homme d’expérience, avait dit : « — Il faut un habit quand on veut faire son chemin dans le monde ! » Et le cher ami comptait beaucoup sur cette défroque pour ma gloire et mon avenir.

C’est Augustine Brohan qui en eut l’étrenne, de ce premier habit. Voici dans quelles circonstances dignes de passer à la postérité :

Mon volume venait d’éclore, virginal et frais dans sa couverture rose. Quelques journaux avaient parlé de mes rimes. L’Officiel lui-même avait imprimé mon nom. J’étais poète, non plus en chambre, mais édité, lancé, s’étalant aux vitrines. Je m’étonnais que la foule ne se retournát pas lorsque mes dix-huit ans vaguaient par les rues. Je sentais positivement sur mon front la pression douce d’une couronne en papier faite d’articles découpés.

On me proposa un jour de me faire inviter aux soirées d’Augustine. — Qui, On ? — On, parbleu ! Vous le voyez d’ici : l’éternel On qui ressemble à tout le monde, l’homme aimable, providentiel, qui, sans rien être par lui-même, sans être bien connu nulle part, va partout, vous conduit partout, ami d’un jour, ami d’une heure, dont personne ne sait le nom, un type essentiellement parisien.

Si j’acceptai, vous pouvez le croire ! Être invité chez Augustine, Augustine, l’illustre comédienne, Augustine le rire aux dents blanches de Molière, avec quelque chose du sourire plus modernement poétique de Musset ; — car, si elle jouait les soubrettes au Théâtre-Français, Musset avait écrit sa comédie de Louison chez elle ; — Augustine Brohan, enfin, dont Paris célébrait l’esprit, citait les mots, et qui déjà portait au chapeau, non encore trempée dans l’encre, mais toute prête et taillée d’un fin canif, la plume d’oiseau bleu couleur du temps dont elle devait signer les Lettres de Suzanne.

— Chançard, me dit mon frère en m’aidant à passer l’habit, maintenant ta fortune est faite.

Neuf heures sonnaient, je partis.


Augustine Brohan habitait alors rue Lord Byron, tout en haut des Champs-Élysées, un de ces coquets hôtels dont les pauvres petits provinciaux à l’imagination poétique rêvent d’après les romanciers. Une grille, un jardinet, un perron de quatre marches sous une marquise, des fleurs plein l’antichambre, et tout de suite le salon, un salon vert très éclairé, que je revois si bien…

Comment je montai le perron, comment j’entrai, comment je me présentai, je l’ignore. Un domestique annonça mon nom, mais ce nom, bredouillé d’ailleurs, ne produisit aucun effet sur l’assemblée. Je me rappelle seulement une voix de femme qui disait : « Tant mieux, un danseur ! » Il paraît qu’on en manquait. Quelle entrée pour un lyrique !

Terrifié, humilié, je me dissimulai dans la foule. Dire mon effarement !… Au bout d’un instant, autre aventure : mes longs cheveux, mon œil boudeur et sombre provoquaient la curiosité publique. J’entendais chuchoter autour de moi : « — Qui est-ce ?… regardez donc… » et l’on riait. Enfin quelqu’un dit :

— C’est le prince valaque !

— Le prince valaque ?… ah ! oui, très bien…

Il faut croire que, ce soir-là, on attendait un prince valaque. J’étais classé, on me laissa tranquille. Mais c’est égal, vous ne sauriez croire combien, pendant toute la soirée, ma couronne usurpée me pesa. D’abord danseur, puis prince valaque. Ces gens-là ne voyaient donc pas ma lyre ?

Heureusement pour moi, une nouvelle soudaine et colportée de bouche en bouche d’un bout à l’autre du salon vint faire oublier à la fois et le petit danseur et le prince valaque. Le mariage était alors fort à la mode parmi le personnel féminin de la comédie, et c’est aux mercredis d’Augustine Brohan, où se réunissait, autour des jolies sociétaires ou pensionnaires des Français, la fine fleur du journalisme officiel, de la banque et de la haute administration impériale, que s’ébauchaient la plupart de ces unions romanesques. Mlle Fix, la fine comédienne aux longs yeux hébraїques, allait épouser un grand financier et mourir en couches ; Mlle Figeac, catholique et romanesque, rêvait déjà de faire bénir solennellement par un prêtre ses futurs magasins du boulevard Haussmann, comme on fait d’un vaisseau prêt à prendre la mer ; Émilie Dubois, la blonde Émilie elle-même, bien que vouée par sa frêle beauté au rôle perpétuel d’ingénue, avait des visions de fleurs d’oranger sous le châle protecteur de madame sa mère ; quant à Madeleine Brohan, la belle et majestueuse sœur d’Augustine, elle ne se mariait pas, elle ! mais était en train de se démarier et de donner à Mario Uchard les loisirs et les matériaux pour écrire les quatre actes de la Fiammina. Aussi, quelle explosion dans ce milieu chargé d’électricité maritale, lorsque ce bruit se répandit : « Gustave Fould vient d’épouser Valérie. » Gustave Fould, le fils du ministre ; Valérie, la charmante actrice !… Maintenant, tout cela est bien loin. Après des fuites en Angleterre, des lettres aux journaux, des brochures, une guerre à la Mirabeau contre un père aussi inexorable que l’ami des hommes, après le plus romanesque des romans couronné d’un dénouement des plus bourgeois, Gustave Fould, suivant l’exemple de Mario Uchard, a écrit la Comtesse Romani et mis éloquemment ses infortunes au théâtre, Mlle Valérie oublie son nom de Mme Fould pour signer du pseudonyme de Gustave Haller des volumes intitulés : Vertu, avec une belle image sur couverture bleu tendre. Grandes passions en train de s’apaiser dans un bain de littérature. Mais le scandale, l’émotion étaient ce soir-là dans le salon vert d’Augustine. Les hommes, les officiels, hochaient la tête et arrondissaient la bouche en O pour dire : « — C’est grave !… très grave ! » On entendait ces mots : « Tout s’en va… Plus de respect… L’empereur devrait intervenir… droits sacrés… autorité paternelle. » Les femmes, elles, prenaient hautement et gaiement le parti des deux amoureux qui venaient de filer à Londres. « — Tiens, s’ils se plaisent !… Pourquoi le père ne consent-il pas ?… Il est ministre, et puis après ?… Depuis la Révolution, Dieu merci, il n’y a plus ni Bastille, ni Fort-l’Évêque ! » Imaginez tout le monde parlant à la fois, et, sur le brouhaha, comme une broderie, le rire étincelant d’Augustine, petite, grasse, d’autant plus joyeuse, avec des yeux à fleur de tête, de jolis yeux myopes, étonnés et brillants.

Enfin l’émotion se calma et les quadrilles commencèrent. Je dansai, il le fallut ! Je dansai même assez mal, pour un prince valaque. Le quadrille fini, je m’immobilisai, sottement bridé par ma myopie, trop peu hardi pour arborer le lorgnon, trop poète pour porter lunettes, et craignant toujours au moindre mouvement de me luxer le genou à l’angle d’un meuble ou de planter mon nez dans l’entre-deux d’un corsage. Bientôt la faim, la soif s’en mêlèrent ; mais pour un empire je n’aurais osé m’approcher du buffet avec tout le monde. Je guettais le moment où il serait vide. En attendant, je me mêlai au groupe des politiqueurs, gardant un air grave, et feignant de dédaigner les félicités du petit salon d’où m’arrivait, avec un bruit de rires et de petites cuillers remuées dans la porcelaine, une fine odeur de thé fumant, de vins d’Espagne et de gâteaux. Enfin, quand on revient danser, je me décide. Me voilà entré, je suis seul…

Un éblouissement, ce buffet ! c’était sous la flamme des bougies, avec ses verres, ses flacons, une pyramide en cristal, blanche, éblouissante, fraîche à la vue, de la neige au soleil. Je prends un verre, frêle comme une fleur ; j’ai bien soin de ne pas serrer par crainte d’en briser la tige. Que verser dedans ? Allons ! du courage, puisque personne ne me voit. J’atteins un flacon en tâtonnant, sans choisir. Ce doit être du kirsch, on dirait du diamant liquide.

Va donc pour un petit verre de kirsch ; j’aime son parfum qui me fait rêver de grands bois, son parfum amer et un peu sauvage. Et me voilà versant goutte à goutte, en gourmet, la claire liqueur. Je hausse le verre, j’allonge les lévres. Horreur ! De l’eau pure, quelle grimace ! Soudain retentit un double éclat de rire : un habit noir, une robe rose que je n’ai pas aperçus, en train de flirter dans un coin, et que ma méprise amuse. Je veux replacer le verre ; mais je suis troublé, ma main tremble, ma manche accroche je ne sais quoi. Un verre tombe, deux, trois verres ! Je me retourne, mes basques s’en mêlent, et la blanche pyramide roule par terre avec les scintillations, le bruit d’ouragan, les éclats sans nombre d’un iceberg qui s’écroulerait.

La maîtresse de maison accourt au vacarme. Heureusement, elle est aussi myope que le prince valaque, et celui-ci peut s’évader du buffet sans être aperçu. C’est égal ! ma soirée est gâtée. Ce massacre de petits verres et de carafons me pèse comme un crime. Je ne songe plus qu’à m’en aller. Mais la maman Dubois, éblouie par ma principauté, s’accroche à moi, ne veut pas que je parte sans avoir fait danser sa fille, comment donc ! ses deux filles. Je m’excuse tant bien que mal, je m’échappe, je vais sortir lorsqu’un grand vieux au sourire fin, tête d’évêque et de diplomate, m’arrête au passage. C’est le docteur Ricord, avec qui j’ai échangé quelques mots tout à l’heure et qui me croit Valaque, comme les autres. « Mais, prince, puisque vous habitez l’hôtel du Sénat et que nous sommes tout à fait voisins, attendez-moi. J’ai une place pour vous dans ma voiture. » Je voudrais bien, mais je suis venu sans pardessus. Que dirait Ricord d’un prince valaque privé de fourrures et grelottant dans son habit ? Évadons-nous vite, rentrons à pied, par la neige, par le brouillard, plutôt que de laisser voir notre misère. Toujours myope et plus troublé que jamais, je gagne la porte et me glisse au dehors, non sans m’empêtrer dans les tentures. « Monsieur ne prend pas son pardessus ? » me crie un valet de pied.

Me voilà, à deux heures du matin, loin de chez moi, lâché par les rues, affamé, gelé, et la queue du diable dans ma poche. Tout à coup la faim m’inspira, une illumination me vint : « Si j’allais aux halles ! » On m’avait souvent parlé des halles et d’un certain Gaidras, ouvert toute la nuit, chez lequel on mangeait pour trois sous des soupes aux choux succulentes. Parbleu, oui, j’irai aux halles. Je m’attablerai là comme un vagabond, un rôdeur de nuit. Mes fiertés sont passés. Le vent glace, j’ai l’estomac creux : « Mon royaume pour un cheval, » disait l’autre ; moi, je dis tout en trottinant : « Ma principauté, ma principauté valaque pour une bonne soupe dans un endroit chaud ! »

C’était un vrai bouge par l’aspect, cet établissement de Gaidras qui s’enfonçait poisseux et misérablement éclairé sous les piliers des vieilles halles. Bien souvent depuis, quand le noctambulisme était à la mode, nous avons passé là des nuits entières, entre futurs grands hommes, coudes sur la table, fumant et causant littérature. Mais la première fois, je l’avoue, je faillis reculer malgré ma faim, devant ces murs noirs, cette fumée, ces gens attablés, ronflant le dos au mur ou lapant leur soupe comme des chiens, ces casquettes de don Juan du ruisseau, ces énormes feutres blancs des forts de la halle, et la blouse saine et rugueuse du maraîcher près des guenilles grasses du rôdeur de barrière.


J’entrai pourtant, et je dois dire que, tout de suite, mon habit noir trouva de la compagnie. Ils ne sont pas rares à Paris, passé minuit, les habits noirs sans pardessus l’hiver, et qui ont faim de trois sous de soupe aux choux !


Soupe aux choux exquise d’ailleurs ; odorante comme un jardin et fumante comme un cratère. J’en repris deux fois, quoique cette habitude, inspirée par une salutaire défiance, d’attacher fourchettes et cuillers à la table avec une chaînette, me gênât un peu. Je payai, et le cœur raffermi par cette solide pâtée, je repris la route du quartier latin.

On se figure ma rentrée, la rentrée du poète remontant au trot la rue de Tournon, le col de son habit relevé, voyant danser devant ses yeux, que la fatigue ensommeille, les ombres élégantes d’une soirée mondaine mêlées aux silhouettes affamées de la Halle, et cognant, pour en détacher la neige, ses bottines contre la borne de l’hôtel du Sénat, tandis qu’en face les lanternes blanches d’un coupé illuminent la façade d’un vieil hôtel, et que le cocher du docteur Ricord demande : « Porte, s’il vous plaît ! » La vie de Paris est faite de ces contrastes.

— Soirée perdue ! me dit mon frère le lendemain matin. Tu as passé pour un prince valaque, et tu n’as pas lancé ton volume. Mais rien n’est encore désespéré. Tu te rattraperas à la visite de digestion. — La digestion d’un verre d’eau, quelle ironie ! Il fallut bien deux mois pour me décider à cette visite. Un jour, pourtant, je pris mon parti. En dehors de ses mercredis officiels, Augustine Brohan donnait le dimanche des matinées plus intimes. Je m’y rendis résolument.

À Paris, une matinée qui se respecte ne saurait décemment commencer avant trois et même quatre heures de l’après-midi. Moi, naїf, prenant au sérieux ce mot de matinée, je me présentai à une heure précise, croyant d’ailleurs être en retard.

— Comme tu viens de bonne heure, monsieur, me dit un garçonnet de cinq ou six ans, blondin, en veston de velours et en pantalon brodé, qui se promenait à travers le jardin verdissant, sur un grand cheval mécanique. Ce jeune homme m’impressionna. Je saluai les cheveux blonds, le cheval, le velours, les broderies, et, trop timide pour rebrousser chemin, je montai. Madame achevant de s’habiller, je dus attendre, tout seul, une demi-heure. Enfin, madame arrive, cligne des yeux, reconnaît son prince valaque, et pour dire quelque chose, commence : « Vous n’êtes donc pas à la Marche, mon prince ? » À la Marche, moi qui n’avais jamais vu ni courses ni jockeys !

À la fin, cela me fit honte, une bouffée subite me monta du cœur au cerveau ; et puis ce clair soleil, ces odeurs de jardin au printemps entrant par la fenêtre ouverte, l’absence de solennité, cette petite femme souriante et bonne, mille choses me donnaient courage, et j’ouvris mon cœur, je dis tout, j’avouai tout en une fois : comme quoi je n’étais ni Valaque, ni prince, mais simple poète, et l’aventure de mon verre de kirsch, et mon souper aux halles, et mon lamentable retour, et mes peurs de province, et ma myopie, et mes espérances, tout cela relevé par l’accent de chez nous. Augustine Brohan riait comme une folle. Tout à coup, on sonne :

— Bon ! mes cuirassiers, dit-elle.

— Quels cuirassiers ?

— Deux cuirassiers qu’on m’envoie du camp de Châlons et qui ont, parait-il, d’étonnantes dispositions pour jouer la comédie.

Je voulais partir.

— Non pas, restez ; nous allons répéter le Lait d’ânesse, et c’est vous qui serez le critique influent. Là, près de moi, sur ce divan !

Deux grands diables entrent, timides, sanglés, cramoisis (l’un d’eux, je crois bien, joue la comédie quelque part aujourd’hui). On dispose un paravent, je m’installe et la représentation commence.

— Ils ne vont pas trop mal, me disait Augustine Brohan à mi-voix, mais quelles bottes !… Monsieur le critique, flairez-vous les bottes ?

Cette intimité avec la plus spirituelle comédienne de Paris me ravissait au septième ciel. Je me renversais sur le divan, hochant la tête, souriant d’un air entendu. Mon habit en craquait de joie.

Le moindre de ces détails me paraît énorme encore aujourd’hui. Voyez pourtant ce que c’est que l’optique : j’avais raconté à Sarcey l’histoire comique de mes débuts dans le monde. Sarcey, un jour, la répéta à Augustine Brohan. Eh bien ! cette ingrate Augustine — que depuis trente ans je n’ai d’ailleurs pas revue — jura sincèrement ne connaître de moi que mes livres. Elle avait tout oublié ! mais là, tout de ce qui a tenu tant de place dans ma vie, les verres cassés, le prince valaque, la répétition du Lait d’ânesse et les bottes des cuirassiers !